Se trouve dans la médina une place pavée, parée d’une fontaine aux frisures peintes en bleu. La terrasse du café qui la borde, exposée plein ouest, est durant les mois d’été une fournaise toute la journée. Elle n’est vraiment praticable qu’à partir du coucher du soleil.
Tandis qu’un soir nous y prenions le thé, le serveur, pour tenter de rafraîchir un peu l’atmosphère, aspergeait d’eau le pavé ayant emmagasiné de la chaleur tout le jour. L’air s’est empli d’une forte odeur de pierre — à la manière de la terre qui, à la première ondée, libère ses effluves. Je fus alors submergé par une incroyable émotion. Rien de plus banal qu’une émotion puisse être suscitée par une odeur ou une saveur, tant celles-ci sont promptes à libérer les souvenirs. Pourtant cette fois, au contraire, l’étonnant était l’absence totale d’évocation : pas la moindre image associée, pas la moindre idée des raisons de cette émotion. (C’est ainsi que l’inconscient se joue de nous.) Je ressentais une émotion d’autant plus forte qu’elle était sans nom.
Une odeur de pierre, un imaginaire désert : de l’émotion à l’état pur.
«Lecteur, as-tu quelquefois respiré
Avec ivresse et lente gourmandise
Ce grain d'encens qui remplit une église,
Ou d'un sachet le musc invétéré ?»
Charles Baudelaire “Un fantôme”