Le voyage selon Nicolas Bouvier

 

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    Dans son récit, L’usage du monde, Nicolas Bouvier a l’art des formules qui précisent on ne peut mieux l’esprit de voyage — ou du voyageur.

 

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    «Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait.» 

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    «La mobilité sociale du voyageur lui rend l’objectivité plus facile.»
    Son statut d’étranger le situe, dans les pays qu’il visite, hors catégorie sociale. Sa curiosité l’amène à fréquenter tous les milieux sociaux dans lesquels il est généralement tout aussi bien reçu. Sa vision décloisonnée des sociétés, ainsi que la distanciation due aux différences culturelles, lui permet de relativiser les points de vue et d’avoir un regard critique — sinon une approche plus pertinente des choses. 

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    «La vertu d’un voyage, c’est de purger la vie avant de la garnir.»
    Le voyageur ne s’encombre pas du superflu. Par sens pratique il voyage léger; n’emportant avec lui que le strict nécessaire. De même qu’il a tôt fait de se défaire de ses idées reçues. Il est ainsi dans les meilleures dispositions pour s’enrichir de l’essentiel : l’humanité des rencontres et la diversité des expériences.

 

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    «Assez d’argent pour vivre neuf semaines. Ce n’est qu’une petite somme mais c’est beaucoup de temps. Nous nous refusons tous les luxes sauf le plus précieux : la lenteur.»
    Le temps c’est bien plus que de l’argent. En voyage on peut vivre chichement mais on a besoin d’avoir et de prendre tout son temps — ainsi, notamment, les inévitables contretemps sont autant de suppléments d’intérêt, sinon de plaisir, plutôt que source de contrariété. (À voir l’impatience de tant de touristes, on se dit qu’ils auraient perdu moins de temps en restant chez eux.)

 

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    «(...) privé de son cadre habituel, dépouillé de ses habitudes comme d’un volumineux emballage, le voyageur se trouve ramené à de plus humbles proportions. Plus ouvert aussi à la curiosité, à l’intuition, au coup de foudre.»
    Si l’on ne devait retenir qu’une vertu du voyage, c’est assurément de nous sortir de notre vision égocentrée du monde, de relativiser les points de vue pour nous permettre une hiérarchisation plus pertinente de l’importance des choses. (Outre le désagrément de passer son temps à “se prendre la tête” pour des choses qui n’en valent pas vraiment la peine, on risque fort de laisser filer l’essentiel.)

 

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    «Il est temps de faire ici un peu de place à la peur. En voyage, il y a aussi des moments où elle survient, et le pain qu’on mâchait reste en travers de la gorge. Lorsqu’on est trop fatigué, ou seul depuis trop longtemps, ou dans l’instant de dispersion qui succède à une poussée de lyrisme, elle vous tombe dessus au détour d’un chemin comme une douche glacée. Peur du mois qui va suivre, des chiens qui rôdent la nuit autour du village en harcelant tout ce qui bouge, des nomades qui descendent à votre rencontre en ramassant des cailloux (...) on renonce alors à entrer dans cette rue, dans cette mosquée, ou à prendre cette photo. (...) La moitié au moins de ces malaises sont — on le comprend plus tard — une levée de l’instinct contre un danger sérieux. Il ne faut pas se moquer de ces avertissements.»
    Dans les pays où tant de gens sont miséreux, il est vrai que le voyageur, même humble et discret, suscite des attentions et convoitises qui ne sont pas toujours honnêtes. Et il est non moins vrai que l’intuition (plutôt qu’un quelconque instinct) — qui se nourrit de l’expérience du voyage — nous évite, parfois in extremis, de tomber dans un piège tendu — souvent fort habilement par des individus dont c’est le gagne-pain. Il arrive aussi que l’on ne puisse éviter une agression... la peur est alors rétroactive.

 

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    «(...) on est moins sensible à ce qu’on a qu’à ce dont on manque. Ils manquent de technique ; nous voudrions bien sortir de l’impasse dans laquelle trop de technique nous a conduits : cette sensibilité saturée par l’Information, cette Culture distraite, “au second degré”. Nous comptons sur leurs recettes pour revivre, eux sur les nôtres, pour vivre. On se croise en chemin sans toujours se comprendre, et parfois le voyageur s’impatiente ; mais il y a beaucoup d’égoïsme dans cette impatience-là.»
    Que dire une cinquantaine d’années plus tard ?! Coincés que nous sommes dans la logique infernale du «travailler plus pour gagner plus» et acheter toujours plus de choses dont on pourrait fort bien se passer — tout cela pour soutenir, coût que coût, une croissance économique sans laquelle notre système s’effondre. Et les pays dits “en voie de développement” ou “émergents” qui sacrifient leurs richesses culturelles pour s’empresser de copier ce qu’il y a de plus dommageable dans la culture occidentale.

 

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    «(...) ce flegme — qui n’est qu’une forme de plus grande résistance — si nécessaire à la vie de voyage où les exaltés, les irascibles finissent toujours par se briser contre l’image qu’ils se font d’eux-mêmes.»

 

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    «Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr.»

 

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 Pensée vagabonde

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