Voyages à Tanger
Je me définis comme un voyageur et non comme un touriste. Ce n’est pas seulement une coquetterie, les différences sont grandes. Ainsi le touriste ne se réfère qu’aux valeurs de son pays. Par exemple pour l’argent, il pense en euros, passe ses journées à s’esclaffer “c’est pas cher !” même quand il paye 3, 4 (voire 10) fois le prix normal — on rit de lui avec le sourire : les gens sont si sympa et accueillants !... Par exemple il se balade en minishort, sans se préoccuper de savoir si c’est indécent ou pas. Souvent m’as-tu-vu et bruyant il est en terrain conquis : tout lui est dû dès lors qu’il paye... Le voyageur s’efforce de s’adapter aux valeurs du pays où il se trouve et d’être respectueux des usages (dans la mesure du possible). Il évite les structures pour touristes, cherche au contraire à s’immerger dans le quotidien de la vie des gens et sa curiosité le conduit hors des sentiers battus. Il est plutôt discret et sait que l’essentiel ne lui est pas dû d’avance.
Je viens de lire Mes chroniques inutiles de Abdeljalil Lahjomri, il écrit à propos de Tanger «une ville existe plus par le récit qu’on en fait que par les immeubles qu’on y construit» et il cite M Choukri : «Tandis qu’historiens et chercheurs recherchent l’origine de Tanger, la légende locale veut qu’elle soit née du Déluge. Au retour de la colombe envoyée en éclaireur, Noé aurait crié : “Tin-ja !” (la terre est là).» Puis il ajoute : «C’est probablement cela que le voyageur préfère dans Tanger, ce secret éternel que tant de peintres, de poètes, de romanciers ont essayé de saisir et de conter» — tout en soulignant «l’irrémédiable divorce entre tourisme et voyage». Il conclut : «Tanger saura-t-elle rester un mythe, avant que “le bélier infatigable” n’en altère le charme et le secret ? Saura-t-elle continuer à nous être contée, comme la promesse de nouvelles phrases musicales, de nouvelles émotions poétiques et romanesques ?»
Lors de mes précédents voyages je parlais de la relative renaissance de Tanger ; aux abords de la médina les nouveaux jardins publics sont déjà délabrés et dans les quartiers modernes les nouveaux immeubles, notamment ceux construits en bord de mer, à peine terminés sont déjà défraîchis. Mais pour qui sait prendre le temps il reste le mythe, la légende et le rêve...
Paradis artificiels
Lire Les Paradis artificiels de Charles Baudelaire à Chefchaouen, dans la région du Maroc productrice de haschich, ce n’était pas “prémédité” mais ça tombe plutôt bien — j’ai tous les jours sous les yeux des illustrations de ses propos.
On sait la raison de ces mines “épanouies” et béates — toutefois le problème c’est que dans ces moments de naïve euphorie, plus les propos ou les actes sont à la limite du ridicule, plus les personnes se sentent “intelligentes” et interprètent le sourire qu’elles suscitent chez les autres comme une confirmation et un encouragement.
On comprend mieux l’émerveillement de certains devant des détails anodins ou des situations relativement banales — ce matin au café mon voisin de table, qui venait déjà de fumer une pipe, s’efforçait de me décrire, sans pourtant parvenir à trouver les mots à la hauteur de l’événement, l’extraordinaire lever de soleil qu’il avait eu la chance de pouvoir contempler quelques jours plus tôt (et qu’il semblait revoir...).
On ne s’étonne pas si certains se frottent les mains et les avant-bras comme pour se réchauffer, alors qu’il fait 36° à l’ombre — ils ressentent une sensation de froid qui peut être intense...
Contrairement à ce que beaucoup se plaisent à croire, Baudelaire nous rappelle que les drogues ne sont pas un plus, elles n’apportent rien en elles-mêmes — elles ne rendent pas plus créatif, plus perspicace, plus intelligent... en un mot elles ne nous permettent pas de nous transcender. Et si elles peuvent augmenter considérablement la sensibilité, ça se paye comptant — par une moindre pertinence dans le discernement et une moindre volonté —, avec quand même le paiement d’arriérés — à plus long terme la dépendance et ses préjudices physiques et psychiques.
En somme, non seulement l’usage des drogues nuit à la santé, c’est surtout une bien illusoire béquille... «Pour qui cherche à fuir sa condition, ne fût-ce que pour quelques heures, la drogue est le pire moyen : certes elle décuple la sensibilité, mais elle enferme un peu plus l’individu dans sa prison humaine.» Et on ne peut dire que Baudelaire ne savait pas de quoi il parlait...
Pour qui veut s’évader, nul besoin de drogue pour “délirer” — et j’en sais quelque chose...
«Voilà le fils de nos voisins, licencié en droit, il s’est retrouvé au chômage, après avoir travaillé pendant deux ans au service civil. Pour se consoler, il passe son temps à se shooter de kif et de haschich, au point qu’il a failli en devenir fou.» Mohamed Zefzaf L’œuf du coq
Villiers de l’Isle-Adam : Préférences
Au terme d’une relecture des Contes cruels de Villiers de l’Isle-Adam, j’envisage d’ajouter ces quatre textes (ou extraits de texte) dans une nouvelle édition de mon anthologie.
Antonie
Antonie se versa de l'eau glacée et mit son bouquet de violettes de Parme dans son verre :
— Adieu les flacons de vins d'Espagne ! dit-elle.
Et, se penchant vers un candélabre, elle alluma, souriante, un papelito roulé sur une pincée de phëresli ; ce mouvement fit étinceler ses cheveux, noirs comme du charbon de terre.
Nous avions bu du Jerez toute la nuit. Par la croisée, ouverte sur les jardins de la villa, nous entendions le bruissement des feuillages.
Nos moustaches étaient parfumées de santal — et, aussi, de ce qu’Antonie nous laissait cueillir les roses rouges de ses lèvres avec un charme tour à tour si sincère, qu’il ne suscitait aucune jalousie. Rieuse, elle se regardait ensuite dans les miroirs de la salle ; lorsqu’elle se tournait vers nous, avec des airs de Cléopâtre, c'était pour se voir encore dans nos yeux.
Sur son jeune sein sonnait un médaillon d'or mat, aux initiales de pierreries (les siennes), attaché par un velours noir.
— Un signe de deuil ? — Tu ne l'aimes plus.
Et, comme on l'enlaçait :
— Voyez !... dit-elle.
Elle sépara, de son ongle fin, les fermoirs du mystérieux bijou : le médaillon s’ouvrit. Une sombre fleur d'amour, une pensée, y dormait, artistement tressée en cheveux noirs.
— Antonie !... d’après ceci, votre amant doit être quelque enfant sauvage enchaîné par vos malices ?
— Un drille ne vous baillerait point, aussi naïvement, pareils gages de tendresse !
— C'est mal de les montrer dans le plaisir !
Antonie partit d'un éclat de rire si perlé, si joyeux, qu'elle fut obligée de boire, précipitamment, parmi ses violettes, pour ne point se faire mal.
Ne faut-il pas des cheveux dans un médaillon ? en témoignage ? ... dit-elle.
— Sans doute, sans doute !
— Hélas ! mes chers amants, après avoir consulté mes souvenirs, c’est l'une de mes boucles que j’ai choisie — et je la porte... par esprit de fidélité.
Virginie et Paul
...
Alors que les seize ans vous enveloppaient de leur ciel d'illusions, avez-vous aimé une toute jeune fille ? Vous souvenez-vous de ce gant oublié sur une chaise, dans la tonnelle ? Avez-vous éprouvé le trouble d'une présence inespérée, subite ? Avez-vous senti vos joues brûler, lorsque, pendant les vacances, les parents souriaient de votre timidité l'un près de l'autre ? Avez-vous connu le doux infini de deux yeux purs qui vous regardaient avec une tendresse pensive ? Avez-vous touché, de vos lèvres, les lèvres d'une enfant tremblante et brusquement pâlie, dont le sein battait contre votre cœur oppressé de joie ? Les avez-vous gardées,au fond du reliquaire, les fleurs bleues cueillies le soir,près de la rivière,en revenant ensemble ? ...
Fleurs de ténèbres
O belles soirées ! Devant les étincelants cafés des boulevards, sur les terrasses des glaciers en renom, que de femmes en toilettes voyantes, que d’élégants “flâneurs” se prélassent !
Voici les petites vendeuses de fleurs qui circulent avec leurs corbeilles.
Les belles désœuvrées acceptent ces fleurs qui passent, toutes cueillies, mystérieuses...
— Mystérieuses ?
— Oui, s'il en fut !
Il existe, sachez-le, souriantes liseuses, il existe, à Paris même, certaine agence sombre qui s’entend avec plusieurs conducteurs d'enterrement luxueux, avec des fossoyeurs même, à cette fin de desservir les défunts du matin en ne laissant pas inutilement s'étioler, sur les sépultures fraîches, tous ces splendides bouquets, toutes ces couronnes, toutes ces roses, dont, par centaines, la piété filiale ou conjugale surcharge quotidiennement les catafalques.
Ces fleurs sont presque toujours oubliées après les ténébreuses cérémonies. L’on n’y songe plus ; l’on est pressé de s’en revenir ; — cela se conçoit !...
C'est alors que nos aimables croquemorts s'en donnent à cœur-joie. Ils n'oublient pas les fleurs, ces messieurs ! Ils ne sont pas dans les nuages. Ils sont gens pratiques. Ils les enlèvent par brassées, en silence. Les jeter à la hâte par-dessus le mur, dans un tombereau propice, est pour eux l'affaire d’un instant.
Deux ou trois des plus égrillards et des plus dégourdis transportent la précieuse cargaison chez des fleuristes amies qui, grâce à leurs doigts de fée, sertissent de mille façons, en maints bouquets de corsage et de main, en roses isolées, même, ces mélancoliques dépouilles.
Les petites marchandes du soir alors arrivent, nanties chacune de sa corbeille. Elles circulent, disons-nous, aux premières lueurs des réverbères, sur les boulevards, devant les terrasses brillantes et dans les mille endroits de plaisir.
Et les jeunes ennuyés, jaloux de se bien faire venir des élégantes pour lesquelles ils conçoivent quelque inclination, achètent ces fleurs à des prix élevés et les offrent à ces dames.
Celles-ci, toutes blanches de fard, les acceptent avec un sourire indifférent et les gardent à la main, — ou les placent au joint de leur corsage.
Et les reflets du gaz rendent les visages blafards.
En sorte que ces créatures-spectres, ainsi parées des fleurs de la Mort, portent, sans le savoir, l'emblème de l'amour qu’elles donnent et de celui qu’elles reçoivent.
Conte d’amour (IV Au bord de la mer)
...
Frileuse, elle voilait, d'un cachemire noir,
Son sein, royal exil de toutes mes pensées !
J’admirais cette femme aux paupières baissées,
Sphynx cruel, mauvais rêve, ancien désespoir.
Ses regards font mourir les enfants. Elle passe
Et se laisse survivre en ce qu'elle détruit.
C'est la femme qu’on aime à cause de la Nuit,
Et ceux qui l'ont connue en parlent à voix basse.
...
Pensée vagabonde