EXTRAITS de mes JOURNAUX DE VOYAGE
Une vie en sac plastique
Nous avons passé une bonne partie de la journée à Salé, dans la médina, où j’aime flâner. En revenant à Rabat nous sommes allés sur l’esplanade du Mausolée de Mohammed V et de la tour Assan avec son parterre de colonnes (c’est un plaisir esthétique dont on ne se lasse pas). Puis nous avons emprunté la promenade aménagée le long du fleuve. Ce sont des lieux particulièrement fréquentés, plus encore le dimanche.
De retour à la nuit tombée, nous avons traversé un quartier où se tient une sorte de “marché aux puces” — je suis toujours étonné, à la vue de ces étalages hétéroclites d’objets usagers et déglingués, que ces rebuts puissent trouver acheteur. À cette heure tardive les vendeurs avaient plié bagages et étaient déjà partis, sauf un. Dans une ruelle en retrait de la rue principale, près des remparts, là où se tiennent des vendeurs à l’allure de clochards, proposant des articles quasi invendables (tels des couvercles cabossés, des couteaux au manche cassé et à la lame rouillée, des boîtes et bouteilles en plastique sales et déformées...), l’un d’eux se tenait planté, immobile, en regardant fixement un sac en plastique transparent dans lequel il avait entassé une partie de son bric-à-brac — le reste encore étalé à côté. C’était à la fois étrange et pathétique de le voir ainsi figé — comme si d’un coup il ne savait plus ce qu’il en était de sa vie. En regardant moi aussi son sac, je me demandais ce qui pouvait bien le différencier d’un sac poubelle rempli de déchets ménagers (?).
J’ai souvent pensé qu’il fallait être dans une misère extrême pour en être réduit à essayer de gagner sa vie ainsi. Mais à y réfléchir, bien qu’ils s’installent tôt le matin et ne remballent qu’en fin de journée, leur arrive-t-il de vendre quelque chose ? Et si oui, parfois, ce doit être à un prix si ridiculement dérisoire que ce n’est pas ça qui peut leur permettre de gagner leur vie. Je me demande si cela n’est pas plutôt une manière d’accéder à un peu de dignité. En s’improvisant vendeur, ils se dotent en quelque sorte d’un statut social. Ils ont ainsi une raison d’être, ils donnent un sens à leur vie : au lieu d’être ceux qui ne font rien, ils sont commerçants au marché aux puces.
Je l’imaginais en train de se dire : qu’est-ce que je fais... je finis de le remplir ce sac ? et après... je l’emporte ? ou je le balance à la décharge ? ... ma vie avec.
Cars de première classe... avec bain-douche
En partant de Safi pour Inezgane, le gars qui nous a vendu les billets nous a dit «c’est un car de première classe». Il aurait été plus juste de dire «c’était un car de première classe». Réformé en Europe, il reprend ici du service, comme tant d’autres. Il est aussi déglingué que les autres, subsiste le plafonnier style avion (aérateurs, éclairage, haut-parleurs..) où bien sûr rien ne fonctionne, et les sièges ont des housses appuie-tête amovibles qui, bien entendu, ne sont plus changées.
J’ai failli prendre un bain lorsque j’ai voulu m’asseoir, je m’en suis rendu compte in extremis. Sur huit rangs, les sièges (en mousse et tissu) de droite, côté vitres, étaient imbibés d’eau comme des éponges (il avait plu toute la nuit, cependant les vitres ne s’ouvraient pas — et pourquoi juste ces huit sièges ?). Je me suis donc installé plus à l’arrière (je désirais être de ce côté). Lorsque des passagers voulaient s’asseoir devant moi, je les avertissais — ils restaient sur le siège côté allée. Plus à l’avant, des femmes non averties se sont assises sur trois de ces sièges. Je surveillais leur réaction. Elles se sont quelque peu trémoussées mais, sans doute fort gênées par la situation (le derrière trempé), elles n’ont pas osé révéler leur infortune. Quel agréable voyage elles ont dû passer! Lorsque tous les autres sièges ont été occupés et qu’il ne restait plus que cinq sièges imbibés d’eau, pour s’y asseoir des passagers ont enlevés les housses de nombreux appuie-tête pour les mettre sous leurs fesses. Dès que le contrôleur du car s’en est aperçu, ça a donné lieu à une sacrée engueulade. Il hurlait tant il était excédé — tous les passagers concernés ligués contre lui. Finalement on a distribué des plaques de carton alvéolé, servant au transport des œufs, pour constituer un coussin protecteur.
Nous avons dû rouler sur de nombreux tronçons inondés et, une quarantaine de kilomètres avant Agadir, prendre une déviation, la route principale, devenue impraticable, étant barrée. Dans la région d’Agadir il n’est pas tombé autant de pluie en une semaine depuis une trentaine d’années. Le niveau d’eau des oueds et l’intensité de leurs flots font un spectacle impressionnant, les gens se rassemblent sur les ponts pour mieux en profiter.
Dans le car d’Inezgane à Goulimime j’ai percé le mystère des sièges imbibés d’eau. C’était aussi un “première classe” ! De temps à autre des passagers assis du côté des vitres — c’était mon cas et ça m’est arrivé — recevaient un filet d’eau tombé de l’orifice d’aération au-dessus de leur tête. Lorsqu’il pleuvait, de l’eau pénétrait par une prise d’air sur le toit — normalement conçue pour l’alimentation des conduits d’aération. C’était une douche cadeau-surprise, selon les oscillations et balancements du car on ne savait pas à l’avance qui serait le prochain heureux gagnant.
Lorsque l’on voyage dans ces conditions (autrement plus intéressantes que celles des cars tout confort pour touristes), ce que l’on vit à l’intérieur même du car est en soi une “aventure”.
Dakhla l’improbable
Au terme d’un trajet de plus de 2000 km (de Tanger, l’extrême nord, à Dakhla, l’extrême sud) nous atteignons l’objectif principal de ce voyage au Maroc. Pour cette dernière étape (de 500 km) nous sommes partis de Laâyoune vers 8h du matin pour arriver vers 16h. Nous nous sommes arrêtés, passé midi, pour manger dans un restaurant de bord de route, au milieu de nulle part, en plein désert. Il n’y avait pas d’eau courante mais du bon poulet rôti, de délicieux pains ronds tout droit sortis du four-maison — la croûte quelque peu noircie et la mie encore chaude à l’intérieur — et du thé très fort — de quoi rester bien éveillé. Les seuls petits désagréments ont été, comme toujours dans le sud, les nombreux contrôles de police. Pour le dernier, à l’entrée de Dakhla, nous avons dû, pour accéder à la guérite de la police, sauter une tranchée d’environ 80 cm de large et plus d’un mètre de profondeur, dans le fond de laquelle on venait de verser du ciment. Nous n’avions pas intérêt à nous planter — parce que planté les deux pieds pris dans du ciment, au fond d’une tranchée, ce n’eut pas vraiment été le pied ! ça aurait plutôt fait règlement de compte digne d’un film de gangsters.
Dès que le car aborde la péninsule, longue d’une quarantaine de kilomètres, au bout de laquelle se situe la ville, on se dit que l’on a bien fait de venir. Du sable fin, très blanc, sur la droite l’océan avec ses rouleaux écumants, sur la gauche la lagune, calme étendue d’eau turquoise — selon le relief du terrain, tantôt l’on apercevait l’un, tantôt l’autre, et parfois les deux à la fois.
Dakhla est une ville étonnamment grande pour sa situation, et forcément moderne puisque pour l’essentiel de construction récente — avec de nombreuses esplanades et une grande promenade aménagée le long de la lagune. Ce qui frappe tout de suite c’est la nonchalance des gens (ce qui, quoi qu’on en dise, n’est pas si fréquent au Maroc).
Pour une ville située au fin fond du Sahara Occidental (à plus de 1000 km au sud d’Agadir) elle a de quoi surprendre. On n’éprouve pas du tout une sensation de “bout du monde” (comme à Tata, Akka ou Assa, ou à l’est à Figuig — comme à Tafraoute même), au contraire on se sent presque comme dans une grande ville du nord. Après Laâyoune, et pour les mêmes raisons politiques, Dakhla connaît ces dernières années un développement spectaculaire.
J’avais imaginé une petite bourgade avec la possibilité de faire de grandes balades à pied pour explorer la belle nature environnante : sable fin et clair, lagune, oiseaux, longues plages le long de l’océan... En fait Dakhla est devenue une ville importante (avec ses faubourgs, des zones d’entrepôts, d’immenses terrains vagues, dont certains sont de véritables décharges à ciel ouvert, d’interminables zones militaires, l’aéroport avec sa vaste zone de sécurité) qui occupe toute l’extrémité de la péninsule. Aux abords de l’agglomération, côté océan, la côte est découpée et les multiples plages des petites criques sont jonchées de détritus. Pour des balades dans la nature et profiter de belles plages, il faut remonter la péninsule au moins une dizaine de kilomètres, sinon plus. Il n’y a pas si longtemps on disait que Dakhla était pour les routards aventureux, à l’opposé des villes marocaines pour touristes. Aujourd’hui il n’y a quasiment pas de routards (au sens traditionnel du terme : voyageurs avec peu de moyens, généralement jeunes), mais l’émergence d’un tourisme de luxe, dans de grands hôtels (les clients arrivent en avion ou en 4x4 grand confort) et, comme partout au Maroc, surtout dans le sud, beaucoup de retraités européens, principalement des Français, voyageant dans d’énormes camping-cars. (J’ai cependant vu un couple de retraités français venu en quad, dûment casqués, avec une malle métallique à l’arrière pour les bagages, et une caisse en plastique à l’avant pour leur caniche. Lequel, majestueusement assis, admirait le paysage qui défilait sous ses yeux.)
Il fait un temps magnifique (même parfois très chaud — qu’est-ce que ce doit être en août !), ciel bleu (bleu-ciel comme il se doit), lagune bleue, bleu intense dans la journée, bleu métallisé tôt le matin et en soirée.
Le festival “Mer et désert”. Nous avons assisté à la 4e édition du festival “Mer et désert”. Cette année c’est la célébration des vertus de “l’autonomie élargie”, prônée par le pouvoir dans l’espoir de mettre fin à l’interminable différent sahraoui. Il a été créé pour essayer de promouvoir, à l’étranger comme au Maroc, la ville de Dakhla au rang de grande destination touristique.
La ville a des atouts pour réussir son pari dans les prochaines années : une infrastructure hôtelière déjà conséquente (avec un grand hôtel 4 étoiles et bientôt un 5 étoiles), la possibilité de développer tous les sports aquatiques de glisse (avec les eaux calmes de la lagune, cependant balayées de l’indispensable vent, avec les vagues de l’océan, déjà prisées des surfeurs), et son exceptionnel climat l’hiver (sûrement l’un des endroits du Maroc les plus agréables en cette saison).
En ville, le festival a lieu sur deux sites principaux : l’immense esplanade où se tiennent les “fantasias” (ce n’est pas le terme que l’on utilise ici mais je ne m’en souviens plus) et la grande place où ont lieu les quatre soirées de concerts (plusieurs groupes se succèdent de 21h à 1h voire 3h du matin). J’ai découvert un groupe jazz-rock venu du Mozambique qui m’a bien plu, je me suis, le temps d’une transe, réconcilié avec la musique gnaoua, il faut dire que c’était un des plus grands orchestres du genre (avec la rave-party on n’a rien inventé), j’ai assisté au concert de Youssou Ndour (qui présentait pour la première fois en concert les chansons de son dernier album : Dakar-Kingston) et j’ai raté le passage de Zahra Hindi, le spectacle que pourtant je tenais le plus à voir... Par ailleurs, durant le festival, toute la ville se transforme en un vaste marché, avec des tentes de marchands d’articles en tous genres (artisanat, textile, alimentation, quincaillerie...) installées dans divers quartiers. La ville grouille de monde — des Marocains surtout, peu d’étrangers. Les surfeurs, particulièrement choyés (parce qu’ils représentent un des principaux atouts pour promouvoir Dakhla à l’étranger), ont leur fête à eux, une dizaine de kilomètres hors de la ville, sur leur site au bord de l’océan, en remontant la péninsule. En résumé, le festival de Dakhla, ce n’est pas “bidon”, c’est désormais une manifestation culturelle, sportive et commerciale, d’importance pour le Maroc.
L’été en hiver. Partout dans la ville des gens en tenue d’été, chemisette ou tee-shirt, côtoient des gens en tenue d’hiver, grosse doudoune et bonnet de laine ou épais et long manteau. Ce pour les personnes habillées à l’occidentale. Pour les autres c’est un vêtement ample en cotonnade légère, presque transparente, sur un caleçon à mi cuisses ou bien une épaisse djellaba en laine enfilée sur plusieurs couches de vêtements. Il faut dire qu’ici on ne sait plus très bien si l’on est en hiver ou en plein été. (Quant aux femmes, pour la plupart, elles cumulent les vêtements pour mieux dissimuler leurs charmes — culture oblige.)
Un air de Sénégal. Il y a une petite communauté de Sénégalais. Ils ont le quasi monopole du commerce de rue. Ils semblent solidaires et assez bien organisés, avec leaders et longues palabres pour régler les différents. Deux groupes se distinguent nettement : celui des matrones et jeunes femmes qui tiennent les étals d’articles cosmétiques, parfums et foulards ... et celui des jeunes gens qui vendent des montres, des bijoux fantaisie ou des téléphones portables. Lorsqu’ils discutent en leur langue, j’entends régulièrement revenir trois mots que je peux comprendre : Sénégal, Espagne et France. C’est dire la nature de leurs espoirs.
Dents blanches et haleine fraîche. Traditionnellement les Africains se nettoient les dents en les frottant avec l’extrémité d’un bâtonnet — d’un bois dont j’ai oublié le nom. Certains le font à longueur de journée, je ne sais si c’est bien efficace mais au moins ça passe le temps (et ça peut être un frein au tabagisme). Ces bâtonnets sont vendus un peu partout. Dans la rue, en bas de l’hôtel, tous les jours une Sénégalaise tient, à même le sol, un étalage d’articles divers : parfums, crèmes, peignes, brosses, serviettes... et des bottes de ces bâtonnets. Lesquelles sont posées par terre, à l’extrémité de l’étal, à quelques centimètres des pieds des passants. Je la regardais tapoter les bâtonnets sur le sol pour mieux égaliser les bottes.
C’est alors qu’une jeune femme élégante est venue acheter un de ces bâtonnets, elle a aussitôt porté à sa bouche l’extrémité qui reposait par terre et s’est méticuleusement mise à se frotter les dents.
Un air de Mauritanie aussi. Quelques Mauritaniens vivent à Dakhla. Ils sont facilement identifiables, notamment par leur tenue vestimentaire. Un groupe se réunit tous les jours sur la place à côté de l’hôtel. Je pense qu’ils s’occupent d’échanges commerciaux (pour ne pas dire de divers trafics) entre le Maroc et la Mauritanie. Quelques uns tiennent des échoppes — notamment de confection. Lorsque j’ai vu dans une ruelle une boutique, petite pièce carrée, avec les articles rangés tout le tour sur des étagères fixées aux murs, l’espace central libre, recouvert d’un tapis, sur lequel le commerçant était à demi allongé, appuyé sur un coude, en compagnie d’un invité, avec le plateau du service à thé à côté d’eux, je me suis dit : tiens, un air de Mauritanie !
Ahmed le Mauritanien. Ahmed est retraité de l’exploitation minière de Zouérat où il était technicien. Il est originaire de Chinguetti (où j’ai passé plusieurs semaines il y a quelques années). Avec sa vieille mercédès il fait le taxi (pas besoin de l’être officiellement) entre Dakhla et la Mauritanie. «Le problème c’est que les Mauritaniens sont généreux... alors les policiers et douaniers Marocains en profitent pour réclamer de gros bakchichs.» Mais il possède une parade : lorsqu’il était jeune il a servi dans l’armée marocaine, il en a gardé des documents (qui n’ont plus aucune valeur et ne lui donnent aucun droit), lorsqu’il les présente cela suffit pour impressionner. Il aime de la sorte voyager entre la Mauritanie et le Maroc — et puis ça lui permet d’améliorer sa retraite. Il part lorsqu’il a réussi à trouver quatre passagers, c’est loin d’être toujours évident et il peut rester ainsi plusieurs jours, voire semaines, à attendre à Dakhla.
Rivage à la dérive. S’évader de la ville pour aller faire de longues balades le long de l’océan. Ici, lorsque l’on n’a pas de véhicule, l’océan il faut le mériter : quitter le centre ville en contournant l’immense enclos de sécurité entourant l’aéroport, traverser d’interminables zones de travaux d’aménagement de terrains pour la construction de futurs quartiers, suffisamment obliquer vers le nord pour éviter le secteur des décharges publiques à ciel ouvert et, enfin, à proximité d’un phare, gagner la côte non polluée.
Elle se présente d’abord sous la forme de falaises dont des pans entiers se sont effondrés sous les coups de butoir des rouleaux de l’océan. D’autres parties, comme découpées en tranches et séparées de la péninsule par d’impressionnantes crevasses, penchent en paraissant prêtes à basculer à leur tour. Pourtant quelques intrépides pêcheurs à la ligne parcourent leurs crêtes, habitués à un spectacle qui ne les impressionne même plus.
Plus loin, en remontant cap nord, de longues plages de sable fin, sur lesquelles se posent des colonies d’oiseaux marins, succèdent aux falaises. Elles sont parsemées d’os de seiche — à ce jour je n’en avais pas encore vu d’aussi gros, certains faisant deux fois la longueur des empreintes de mes pas. Si ce n’est quelques pêcheurs, aperçus près de leur cahute, en retrait de la plage et, plus rarement, des surfeurs faisant leur footing, les plages y sont désertes. Quel bonheur de les fouler — le temps d’oublier que le retour vers la ville sera de nouveau fastidieux (et avec un gros regret : pas question de venir le soir pour admirer le coucher de soleil).
Bribes de voyage