À flanc de montagne
Cette année pas d’escalade scabreuse et peu de grandes randonnées en montagne. De bonne heure nous partons pour une balade de quelques kilomètres sur un sentier surplombant la ville et nous installons sur un promontoire rocheux à l’ombre de la montagne. En contrebas s’accroche la ville, toute blanche et bleue, étincelante dans la lumière déjà intense du matin. En arrière plan une autre chaîne de montagnes ferme l’horizon. Des bergères et bergers conduisent leur troupeau de chèvres paître dans ce paysage tout de rocailles, d’arbustes et d’herbe sèche. La façon dont ils conduisent leurs bêtes n’est pas évidente à comprendre, ils poussent des cris, lancent des cailloux et courent en tous sens en gesticulant. Assez souvent ils ne font ainsi que disperser leur troupeau au lieu de le rassembler. Et cependant les troupeaux se côtoient ou même se croisent sans se mélanger. Un berger mieux organisé suit le sentier pour conduire ses chèvres plus haut dans la montagne : il marche devant — chapeau de paille, gourde et musette — en tenant par une corde la chèvre meneuse, toutes les autres suivent en file indienne tandis que le chien, consciencieusement, ferme la marche.
Des villageoises descendent à la ville vendre des produits de leur ferme. L’une d’elles, quelque peu acrobate, lourdement chargée, a des chaussures à larges (heureusement) mais hauts talons. C’est très commode pour marcher sur un sentier rocailleux et pentu (elle souhaite sans doute être élégante pour se rendre à la ville). Dans ces lieux encaissés les voix portent loin et les gens ont pour habitude de se parler à longue distance (c’est une curiosité assez fréquente de la vie des montagnards dans la plupart des pays). S’installer confortablement sur une pierre plate, assis sur plusieurs morceaux de carton, les chaussures enlevées afin de bien s’aérer l’esprit, il ne reste plus qu’à contempler le paysage (il y a pire comme sort !...). Lorsque l’ombre portée de la montagne s’est rétrécie et que le soleil vient flirter avec les pieds nus, cela signifie qu’il est près de midi et l’heure de redescendre pour aller manger.
Rudesse de la vie
À voir chaque jour la procession de toutes ces femmes, de tous âges — certaines très vieilles — qui descendent le sentier de montagne, ployées sous de lourdes charges (le pas cependant assuré malgré les cailloux), on devine la rudesse de leur vie. Elles vont à la ville vendre fruits et légumes. Nombre d’entre elles sont en tenue berbère traditionnelle — jupe à rayures verticales bleues et/ou rouges sur fond blanc et chapeau de paille à cordons et pompons de laine — et toutes, avec ou sans chapeau, ont la tête et les épaules enserrées dans un foulard.
Ce matin une jeune fille d’une quinzaine d’années, les cheveux bien dissimulés sous son foulard, montait, avec son frère d’une dizaine d’années assis derrière elle, un âne dont les bâts étaient déjà lourdement chargés de provisions. Ils s’en revenaient de la ville et remontaient le sentier pour regagner leur village de montagne. L’âne manifestement à bout de force rechignait à avancer. La rocaille rendant son cheminement plus difficile encore, il s’arrêtait tous les cinq ou six mètres.
Sentier extrême
“Extrême” pour moi qui suis un randonneur moyen. Je n’ai pu résister à l’envie de m’aventurer à nouveau dans le passage — montant entre deux montagnes — haut lieu de mes exploits passés. Mais cette fois j’ai pris le bon versant et suivi le sentier. C’est impressionnant de se retrouver, en si peu de temps et de distance, aussi haut en surplomb de la ville. Il faut dire que le sentier est raide — et de plus, par endroits, tapissé de petits cailloux glissant sous les pieds. En montant je regardais — non sans émotion —, sur le versant d’en face, le théâtre de mes escalades limites. Et, fidèle à mon engagement, je me disais que je n’étais pas prêt de recommencer à me laisser piéger ainsi par la montagne. À contempler, de part et d’autre, ces hautes parois rocheuses et ces immenses éboulis, on se sent vraiment petit et vulnérable — d’en bas ça me donnait déjà le vertige.
Des renfoncements dans la montagne, enclos de murets de pierres, devaient servir de refuge aux bergers. Pour mon bonheur dans ce chaos rocheux un unique figuier, dont la présence est pour le moins inattendue, me tend ses branches pleines de fruits mûrs à point — les passants sont si rares ici que personne ne les a cueillis. Une fois encore mon dessert m’est offert — j’en remplis un petit sac. Il convient à certains moments d’être très attentif pour ne pas perdre le sentier, à plusieurs reprises j’ai failli me tromper — et après on a tôt fait de se retrouver dans des situations pas possibles (j’en sais quelque chose !). Bien entendu ce que l’on cherche à atteindre c’est le sommet de la montagne — on croit à maintes reprises en être proche, puis on se rend compte que c’est encore plus loin (et plus haut !). Aussi sur le moment on est un peu déçu quand, au terme de la randonnée, on se retrouve dans un cul-de-sac : un cirque, toujours entouré de hautes montagnes infranchissables, recouvert d’arbustes et de buissons impénétrables, précédé d’une zone de pâture à l’herbe desséchée. En l’absence d’ombre il ne reste plus alors qu’à reprendre le chemin pour la descente. En fait le véritable but de cette balade c’est bien, tout au long du parcours, la beauté de cet impressionnant paysage.
À l’ombre et protégé d’éventuelles chutes de pierres, je me suis installé confortablement, pour une halte repas prolongée — du déjeuner au goûter (sans doute de 12-13 à 16h) — dans un creux de la paroi rocheuse. Je m’y suis reposé, j’y ai lu, médité, rêvé, humé les odeurs apportées par une brise légère — et j’ai savouré mes délicieuses figues fraîchement cueillies. En contemplant la montagne en face, j’ai assisté à plusieurs “avalanches” de pierres dans les éboulis, déclenchées, bien plus haut, par le passage d’un troupeau de chèvres. Et je me suis revu, quelques années plus tôt, dévalant la pente sur mon “radeau de pierres” (c’est ça l’aventure !). Si la montée du sentier est pour le moins “délicate”, sa descente est “sportive” — avec ses inévitables glissades... très très peu contrôlées. Mais cette fois je suis arrivé dans un état fort présentable — propre et sans égratignures.
Le bonheur (est-il dans la montagne ?)
Depuis notre perchoir à la vue panoramique nous contemplons, sans pouvoir nous lasser, la beauté du paysage. La sérénité du lieu est à peine troublée par le chant intermittent des cigales, par des bruits de basse-cour provenant de fermes isolées, par les rappels des bergers à l’adresse de leurs bêtes, de temps en temps par le braiment de quelques ânes qui se répondent d’une colline à l’autre et, parfois, par un battement de lattes dans des oliviers. L’agitation de la ville, provenant du creux de la vallée, arrivée jusqu’ici n’est plus que murmure.
Je lis une nouvelle de Guy de Maupassant intitulée “Le bonheur”. «Peut-on aimer plusieurs années de suite ? — Oui, prétendaient les uns. — Non, affirmaient les autres.» ... Une jeune femme blonde remonte seule le sentier, s’arrêtant à maintes reprises et semblant indécise. Loin derrière elle un homme apparaît et l’appelle. Elle reprend aussitôt son cheminement pour finalement s’arrêter juste au-dessous de nous, où son compagnon la rejoint. Sa voix est entrecoupée de sanglots, lui l’écoute en parlant peu. C’est un couple d’Allemands. Brusquement elle redescend le sentier en courant et en rouspétant. Après une brève hésitation il part lui aussi en courant pour la rattraper. Ils s’arrêtent de nouveau en contrebas pour discuter un long moment. Puis ils remontent le sentier, reprenant leur randonnée, à quelque distance l’un de l’autre...
Liberté conditionnelle
Il est agréable de se considérer libre de ses choix. Bien que dans sa vie au quotidien on n’ignore pas toutes les contraintes auxquelles on est tenu de se plier — qu’elles viennent de nous-mêmes (de nos caractéristiques psychiques) ou du contexte social. Ainsi pour exemple dès le matin — du moins en semaine — on ne choisit pas vraiment l’heure à laquelle on se lève : on met son réveil à sonner de manière à avoir le temps de se préparer pour ne pas être en retard à son travail (le temps nécessaire pour être prêt variant selon les personnalités : certains ne supportant pas la précipitation, d’autres préférant dormir jusqu’à l’extrême limite)... Mais au moins ne peut-on pas être maître de son temps libre ? Ne fait-on pas enfin ce que l’on veut pendant les vacances ?
Ainsi décide-t-on d’aller visiter Chefchaouen. Il est difficile de s’en tenir à la médina, aussi exotique soit-elle. Séduit par la beauté du cadre on part faire au moins une petite balade en suivant un sentier de montagne surplombant la ville. On choisit d’abord le plus commode et le plus évident. Le touriste ne tarde pas à rencontrer des gens avenants qui le saluent, lui souhaitent la bienvenue, lui demandent d’où il vient... lui proposent même une gâterie (la spécialité locale, ici forcément moins chère...). Puis, émerveillé par la vue sur la médina, il prend plusieurs photos, quelques dizaines de mètres plus loin, la vue étant encore plus belle, il recommence... Il revient de sa randonnée avec le sentiment d’avoir vécu quelque chose d’unique. Et en plus, qu’est-ce que les gens sont sympas !
Lorsque l’on emprunte le sentier presque tous les matins pour s’installer sur un promontoire qui le domine, on peut voir qu’à l’arrivée des touristes c’est toujours le même scénario : les mêmes interpellations, les mêmes questions-réponses, aussi les mêmes plaisanteries, les mêmes sourires béats... (Je connais maintenant la plupart des “faux guides”, vendeurs de hachisch et rabatteurs multi-services, qui tous les jours attendent les touristes — les dits “faux guides” peuvent être aussi compétents et intéressants, voire plus, que les guides officiels, et moins chers, en tout cas pour qui sait déjouer les arnaques en tous genres. À nous voir régulièrement passer, certains croyaient que nous avions une maison dans le coin.) Les randonneurs s’arrêtent aux mêmes endroits pour prendre les mêmes photos... se disent que d’un peu plus haut le cadrage serait meilleur, par chance il y a à côté un rocher sur lequel on peut monter (droits sur leur piédestal, ils prennent leur belle photo, ravis d’avoir eu une si bonne idée)...
En fait nous faisons presque tous (toutes nationalités confondues) à peu près les mêmes choses aux mêmes endroits. Et là ! sachez que le narcissisme du voyageur-observateur en prend un sacré coup !
La folie du jeu
Dans un café qui possède une grande terrasse ombragée, en fin d’après-midi (après 17h) c’est le rendez-vous des joueurs de dominos et des joueurs de la version “adulte” du jeu des petits chevaux (les chevaux sont remplacés par de simples jetons de couleur). Autour des tables de quatre joueurs, progressivement des “spectateurs” viennent prendre place, formant un cercle de chaises de plus en plus serré. Bien que ces deux jeux ne nécessitent pas des prouesses de stratégie il faut voir comme les joueurs s’impliquent !... corps et âme ! Ils lèvent haut les bras pour lancer les dés, en les agitant dans un petit godet, les font claquer, de même que le godet en le reposant sur la table. Tandis qu’à côté ce sont les dominos qui font des claquettes. Et pour parfaire l’ambiance, certains poussent par intermittence des plus ou moins grands cris d’excitation. Tantôt ils se congratulent avec véhémence, tantôt se laissent aller à de tonitruants éclats de rire et de temps à autre — ce n’est pas si rare — se prennent à partie avec virulence. Les “spectateurs” observent avec grande attention — et parfois commentent en experts avisés — les drames qui sont en train de se jouer sous leurs yeux. Alors que je sortais de ma rêverie, assailli par l’intensité et la diversité des cris d’excitation autour de moi — et à la vue de toutes ces intempestives gesticulations — j’ai eu, l’espace d’un instant, l’étrange et prenante impression de me retrouver dans l’enceinte d’un hôpital psychiatrique.
Une fleur hors saison
J’ai forcé la main de la nature et elle me l’a tendue. À quelque distance de la ville, à partir de mai des fleurs à bulbe s’épanouissent à flanc de montagne en grappes blanches au bout d’une longue tige. Maintenant il ne reste plus que les bulbes desséchés. Là où nous venons assez régulièrement nous asseoir, j’ai eu l’idée de verser au pied d’un même bulbe l’eau restant dans ma gourde, à chaque fois avant de partir. Espérant ainsi faire repousser une fleur. Et c’est ce qui s’est passé ! Une fleur hors saison — rien que pour nous ! (Une pensée séduisante ! À vrai dire j’exagère un peu. Nombre de ces plantes à bulbe connaissent naturellement une deuxième floraison, à la fin de l’été, sous l’effet de la rosée et des premières ondées. Même en ce moment il est possible d’en voir d’autres en fleurs, dans des coins ayant conservé de l’humidité : entre des rochers, au milieu de buissons touffus... Je n’ai fait que forcer un peu la nature en activant une floraison qui se serait probablement produite quelques semaines plus tard.)
La mesure du temps
Le temps qui passe. Depuis plusieurs voyages déjà je n’emporte plus de montre — je n’ai dans mon bagage qu’un petit réveil de voyage. Assis sur ce rocher, l’ombre de la montagne, en se réduisant à mesure que le soleil s’élève dans le ciel, indique l’heure. Lorsque le soleil atteint la roche sur laquelle reposent nos pieds, il est midi. C’est aussi, généralement, le moment que choisissent les cigales pour donner le coup d’envoi d’un concert dans les oliviers.
Le temps qu’il fait. La campagne alentour est parcourue de tuyaux qui captent l’eau aux sources et dévalent la montagne sur des kilomètres pour alimenter, loin en contrebas, des fermes, bergeries ou chantiers en cours. L’un d’eux passe quelques mètres devant le rocher. Le matin, après la fraîcheur de la nuit, il est dur et tendu — ne reposant sur le sol que par endroits —, puis au fur et à mesure de la montée de la température il se ramollit et se détend. Lorsque la partie de tuyau juste en face est à 30 cm du sol il fait 25° sous abri, lorsqu’elle est à 15 cm il fait 30° et lorsqu’elle touche le sol il fait 35° (et ne me demandez pas avec quoi je mesure la hauteur !). À notre arrivée vers 9h le tuyau est tendu au dessus du sol, à notre départ, passé midi, il repose par terre.
La tenue vestimentaire des femmes berbères
À voir les femmes de la campagne environnante qui viennent vendre leurs produits, il n’y a plus guère que les personnes d’un certain âge qui portent la tenue vestimentaire berbère traditionnelle : jupe à rayures verticales (bleues ou rouges et blanches) et chapeaux tressés à pompons de laine. Les jeunes femmes et filles la délaissent pour de longues jupes ou robes et foulards chatoyants. D’ici une génération la tenue traditionnelle ne sera probablement plus qu’élément de folklore.
Ambiances Ramadan
La ville — pour ne pas dire les habitants — somnole tout le jour, pour ne se réveiller vraiment qu’au coucher du soleil et rester animée les trois quarts de la nuit. Il n’est pas nécessaire de faire le Ramadan pour être obligé de changer ses habitudes : tous les cafés (si nombreux) et restaurants restent fermés durant la journée — exceptés ceux de la place Outahammam (et ceux bien sûr des quelques grands hôtels touristiques). Cette grande place de la médina, entièrement dévolue au tourisme, concentre nombre de restaurants dont les terrasses occupent presque tout l’espace.
Les marchands de beignets transforment leur réduit en fabrique de pâtisseries au miel. Ils les exposent et les vendent sur un étal improvisé. De plus les étals de nouveaux marchands de produits alimentaires apparaissent un peu partout en bordure de rue — c’est notamment le cas des vendeurs de dattes.
Une ou deux heures avant la rupture du jeûne la ville devient bruyante — les gens s’agitent et parlent fort. À partir d’une demi-heure avant, elle devient étrangement silencieuse — chacun est fin prêt pour sa priorité : allumer une cigarette, boire un verre d’eau ou manger un bol de soupe. Elle reste encore silencieuse une demi-heure après l’annonce salvatrice. Puis l’animation monte progressivement en puissance jusqu’à tard dans la nuit.
La grotte
En empruntant un sentier difficile d’accès, seulement pratiqué par les gardiens des quelques petits troupeaux de chèvres du coin, j’ai découvert une grotte, située quasiment sous le grand hôtel panoramique qui domine Chefchaouen. La curiosité de cette cavité — assez profonde et haute — est qu’elle a été jadis habitée. Il subsiste à l’intérieur deux mortiers creusés dans la roche (qui servaient à broyer des aliments : des graines et des condiments probablement). Et je me suis mis à rêver que je l’aménageais pour y passer quelque temps. Vivre dans une grotte, sous ce grand hôtel, quel pied ! — et quel “pied de nez” !
À l’ombre d’un figuier
Si l’on devait classer les arbres en fonction de la qualité de leur ombrage, je pense que le figuier figurerait en bonne place. Pourtant en cet après-midi, même assis à l’ombre à ne rien faire (si ce n’est lire des poèmes) qu’est-ce qu’il fait chaud ! Heureusement que par intermittence, mais trop brièvement, un vent assez fort — surgi subitement sans que l’on sache d’où ni pourquoi — vient faire frémir les feuilles et apporter une sensation de fraîcheur. Un bouquet de senteurs de plantes aromatiques agrémente l’air ambiant, tandis qu’étendu dans l’herbe je regarde les oiseaux venir, peut-être eux aussi, chercher un peu de fraîcheur dans le feuillage. Nous avions apporté notre repas et le dessert est à portée de bras — les figues sont délicieuses, sucrées et parfumées. Et c’est là qu’on se dit : “elle n’est pas belle la vie !”
De temps à autre une fourmi — sans doute fourmi-médecin — vient m’ausculter. Quant à savoir quel est leur diagnostic !?...
Bribes de voyage
Maroc 11 Akka