Jean-Jacques Rousseau : Les Confessions 2

 

EXTRAITS : LIVRES 5 à 12

    Refuge

     Nous occupions un cachot si étouffé, qu’on avait besoin quelquefois d’aller prendre l’ai sur la terre. Anet engagea Maman à louer, dans un faubourg, un jardin pour y mettre des plantes.  À ce jardin était jointe une guinguette assez jolie qu’on meubla suivant l’ordonnance. On y mit un lit ; nous allions souvent y dîner, et j’y couchais quelquefois. Insensiblement je m’engouai de cette petite retraite ; j’y mis quelques livres, beaucoup d’estampes ; je passais une partie de mon temps à l’orner et à y préparer à Maman quelque surprise agréable lorsqu’elle s’y venait promener. Je la quittais pour venir m’occuper d’elle, pour y penser avec plus de plaisir ; autre caprice que je n’excuse ni n’explique, mais que j’avoue que la chose était ainsi. Je me souviens qu’une fois Mme de Luxembourg ma parlait en raillant d’un homme qui quittait sa maîtresse pour lui écrire. Je lui dis que j’aurais bien été cet homme-là, et j’aurais pu ajouter que je l’avais été quelquefois. Je n’ai pourtant jamais senti près de Maman ce besoin de m’éloigner d’elle pour l’aimer davantage : car tête à tête avec elle j’étais aussi parfaitement à mon aise que si j’eusse été seul, et cela ne m’est jamais arrivé auprès de personne autre, ni homme ni femme, quelque attachement que j’aie eu pour eux. Mais elle était si souvent entourée, et de gens qui me convenaient si peu, que le dépit et l’ennui me chassaient dans mon asile, où je l’avais comme je la voulais, sans crainte que les importuns vinssent nous y suivre.

 

    Médecine de l’âme

    Les vendanges, la récolte des fruits nous amusèrent le reste de cette année, et nous attachèrent de plus en plus à la vie rustique, au milieu des bonnes gens dont nous étions entourés. Nous vîmes arriver l’hiver avec grand regret, et nous retournâmes à la ville comme nous serions allés en exil ; moi surtout, qui, doutant de revoir le printemps, croyais dire adieu pour toujours aux Charmettes. Je ne les quittai pas sans baiser la terre et les arbres, et sans me retourner plusieurs fois en m’en éloignant. Ayant quitté depuis longtemps mes écolières, ayant perdu le goût des amusements et des sociétés de la ville, je ne sortais plus, je ne voyais plus personne, excepté Maman, et M. Salomon, devenu depuis peu son médecin et le mien, honnête homme, homme d’esprit, grand cartésien, qui parlait assez bien du système du monde, et dont les entretiens agréables et instructifs me valurent mieux que toutes ses ordonnances. Je n’ai jamais pu supporter ce sot et niais remplissage des conversations ordinaires ; mais des conversations utiles et solides m’ont toujours fait grand plaisir, et je ne m’y suis jamais refusé. (…) Enfin je me sentis entraîné peu à peu, malgré mon état, ou plutôt par mon état, vers l’étude avec une force irrésistible, et tout en regardant chaque jour comme le dernier de mes jours, j’étudiais avec autant d’ardeur que si j’avais dû toujours vivre. On disait que cela me faisait du mal ; je crois, moi, que cela me fît du bien, et non seulement à mon âme, mais à mon corps ; car cette application pour laquelle je me passionnais me devint si délicieuse, que, ne pensant plus à mes maux, j’en étais beaucoup moins affecté. (…)

     Non seulement cette opinion me détacha de tous les vains soins de la vie, mais elle me délivra de l’importunité des remèdes auxquels on m’avait jusqu’alors soumis malgré moi. Salomon, convaincu que ses drogues ne pouvaient me sauver, m’en épargna le déboire, et se contenta d’amuser la douleur de ma pauvre Maman avec quelques-unes de ces ordonnances indifférentes qui leurrent l’espoir du malade et maintiennent le crédit du médecin. Je quittai l’étroit régime ; je repris l’usage du vin et de tout le train de vie d’un homme en santé, selon la mesure de mes forces, sobre sur toute chose, mais ne m’abstenant de rien.

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    Maladies de l’âme

    Cependant ma santé ne se rétablissait point ; je dépérissais au contraire à vue d’œil ; j’étais pâle comme un mort et maigre comme un squelette : mes battements d’artères étaient terribles, mes palpitations plus fréquentes ; j’étais continuellement oppressé, et ma faiblesse enfin devint telle que j’avais peine à me mouvoir ; je ne pouvais presser le pas sans étouffer, je ne pouvais me baisser sans avoir de vertiges, je ne pouvais soulever le plus léger fardeau ; j’étais réduit à l’inaction la plus tourmentante pour un homme aussi remuant que moi. Il est certain qu’il se mêlait à tout cela beaucoup de vapeurs. Les vapeurs sont les maladies des gens heureux, c’était la mienne : les pleurs que je versais souvent sans raison de pleurer, les frayeurs vives au bruit d’une feuille ou d’un oiseau, l’inégalité d’humeur dans le calme de la plus douce vie, tout cela marquait cet ennui du bien-être qui fait pour ainsi dire extravaguer la sensibilité. (…)

    Pour m’achever, ayant fait entrer un peu de physiologie dans mes lectures, je m’étais mis à étudier l’anatomie, et passant en revue la multitude et le jeu des pièces qui composaient ma machine, je m’attendais à sentir détraquer tout cela vingt fois le jour : loin d’être étonné de me trouver mourant je l’étais que je pusse encore vivre, et je ne lisais pas la description d’une maladie que je ne crusse être la mienne. Je suis sûr que si je n’avais pas été malade, je le serais devenu par cette fatale étude. Trouvant dans chaque maladie des symptômes de la mienne, je croyais les avoir toutes, et j’en gagnai par-dessus une plus cruelle encore dont je m’étais cru délivré : la fantaisie de guérir ; c’en est une difficile à éviter quand on se met à lire des livres de médecine. À force de chercher, de réfléchir, de comparer, j’allai m’imaginer que la base de mon mal était un polype au cœur, et Salomon lui-même parut frappé de cette idée. (…)

    J’avais oublié, durant ma route, que j’étais malade ; je m’en souvins en arrivant à Montpellier. Mes vapeurs étaient bien guéries, mais tous mes autres maux me restaient et, quoique l’habitude m’y rendît moins sensible, c’en serait assez pour se croire mort à qui s’en trouverait attaqué tout d’un coup. En effet, ils étaient moins douloureux qu’effrayants, et faisaient plus souffrir l’esprit que le corps dont ils semblaient annoncer la destruction. Cela faisait que, distrait par des passions vives, je ne songeais plus à mon état ; mais comme il n’était pas imaginaire, je le sentais sitôt que j’étais de sang-froid. (…)

     Il était clair que mes médecins, qui n’avaient rien compris à mon mal, me regardaient comme un malade imaginaire, et me traitaient sur ce pied avec leur squine, leurs eaux, et leur petit lait. Tout au contraire des théologiens, les médecins et les philosophes n’admettent pour vrai que ce qu’ils peuvent expliquer, et font de leur intelligence la mesure des possibles. Ces messieurs ne connaissaient rien à mon mal, donc je n’étais pas malade : car comment supposer que des docteurs ne sussent pas tout ?

 

     Vin et brioche

     Malheureusement je n’ai jamais pu boire sans manger. Comment faire pour avoir du pain ? Il m’était impossible d’en mettre en réserve. En faire acheter par les laquais, c’était me déceler, et presque insulter le maître de la maison. En acheter moi-même, je n’osai jamais. Un beau monsieur, l’épée au côté, aller chez un boulanger acheter un morceau de pain, cela se pouvait-il ? Enfin je me rappelai le pis-aller d’une grande princesse à qui l’on disait que les paysans n’avaient pas de pain, et qui répondit : « Qu’ils mangent de la brioche. » J’achetai de la brioche. Encore, que de façons pour en venir là ! Sorti seul à ce dessein, je parcourais quelquefois toute la ville, et passais devant trente pâtissiers avant d’entrer chez aucun. Il fallait qu’il n’y eût qu’une seule personne dans la boutique, et que sa physionomie m’attirât beaucoup, pour que j’osasse franchir le pas. Mais aussi quand j’avais une fois ma chère petite brioche, et que, bien enfermé dans ma chambre, j’allais trouver ma bouteille au fond d’une armoire, quelles bonnes petites buvettes je faisais là tout seul, en lisant quelques pages de roman ! Car lire en mangeant fut toujours ma fantaisie, au défaut d’un tête-à-tête. C’est le supplément de la société qui me manque. Je dévore alternativement une page et un morceau : c’est comme si mon livre dînait avec moi.

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     Mélancolie et désillusion

     Ce qui me rendait mon état plus insupportable était la comparaison continuelle que j’en faisais avec celui que j’avais quitté ; c’était le souvenir de mes chères Charmettes, de mon jardin, de mes arbres, de ma fontaine, de mon verger, et surtout de celle pour qui j’étais né, qui donnait de l’âme à tout cela. En repensant à elle, à nos plaisirs, à notre innocente vie, il me prenait des serrements de cœur, des étouffements qui m’ôtaient le courage de rien faire. Cent fois j’ai été violemment tenté de partir à l’instant et à pied pour retourner auprès d’elle ; pourvu que je la revisse encore une fois, j’aurais été content de mourir à l’instant même. Enfin je ne pus résister à ces souvenirs si tendres, qui me rappelaient auprès d’elle à quelque prix que ce fût. Je me disais que je n’avais pas été assez patient, assez complaisant, assez caressant, que je pouvais encore vivre heureux dans une amitié très douce, en y mettant du mien plus que je n’avais fait. Je forme les plus beaux projets du monde, je brûle de les exécuter. Je quitte tout, je renonce à tout, je pars, je vole, j’arrive dans tous les mêmes transports de ma première jeunesse, et je me retrouve à ses pieds. Ah ! j’y serais mort de joie si j’avais retrouvé dans son accueil, dans ses caresses, dans son cœur enfin, le quart de ce que j’y retrouvais autrefois et que j’y reportais encore.

     Affreuse illusion des choses humaines ! Elle me reçut toujours avec son excellent cœur, qui ne pouvait mourir qu’avec elle ; mais je venais rechercher le passé qui n’était plus et qui ne pouvait renaître. À peine eus-je resté une demi-heure avec elle, que je sentis mon ancien bonheur mort pour toujours. Je me retrouvai dans la même situation désolante que j’avais été forcé de fuir, et cela sans que je puisse dire qu’il y eût de la faute de personne ; car au fond Courtilles n’était pas mauvais, et parut me revoir avec plus de plaisir que de chagrin. Mais comment me souffrir surnuméraire près de celle pour qui j’avais été tout, et qui ne pouvait cesser d’être tout pour moi ? Comment vivre étranger dans la maison dont j’étais l’enfant ?

 

     “ Délire paranoïaque ”

      Je voudrais pour tout au monde pouvoir ensevelir dans la nuit des temps ce que j’ai à dire, et, forcé de parler malgré moi, je suis réduit encore à me cacher, à ruser, à tâcher de donner le change, à m’avilir aux choses pour lesquelles j’étais le moins né ; les planchers sous lesquels je suis ont des yeux, les murs qui m’entourent ont des oreilles ; environné d’espions et de surveillants malveillants et vigilants, inquiet et distrait, je jette à la hâte sur le papier quelques mots interrompus qu’à peine j’ai le temps de relire, encore moins de corriger. Je sais que, malgré les barrières immenses qu’on entasse sans cesse autour de moi, l’on craint toujours que la vérité ne s’échappe par quelque fissure. Comment m’y prendre pour la faire percer ? Je le tente avec peu d’espoir de succès. 

 

      À trente ans sur le pavé de Paris

     Je venais de me donner des mouvements aussi grands qu’inutiles ; j’avais besoin de reprendre haleine. Au lieu de me livrer au désespoir, je me livrai tranquillement à ma paresse et aux soins de la Providence, et, pour lui donner le temps de faire son œuvre, je me mis à manger, sans me presser, quelques louis qui me restaient encore, réglant la dépense de mes nonchalants plaisirs sans la retrancher, n’allant plus au café que deux jours l’un, et au spectacle que deux fois la semaine. À l’égard de la dépense des filles, je n’eus aucune réforme à y  faire, n’ayant mis de ma vie un sol à cet usage, si ce n’est qu’une fois, dont j’aurai bientôt à parler.

     La sécurité, la volupté, la confiance avec laquelle je me livrais à cette vie indolente et solitaire, que je n’avais pas de quoi faire durer trois mois, est une des singularités de ma vie et une des bizarreries de mon humeur. L’extrême besoin que j’avais qu’on pensât à moi était précisément ce qui m’ôtait le courage de me montrer, et la nécessité de faire des visites me les rendit insupportables, au point que je cessai même de voir les académiciens et autres gens de lettres avec lesquels j’étais déjà faufilé. (…)

     J’attendais ainsi tranquillement la fin de mon argent, et je crois que je serais arrivé au dernier sou sans m’en émouvoir davantage, si le P. Castel, que j’allais voir quelquefois en allant au café, ne m’eût arraché de ma léthargie. Le P. Castel était fou, mais bon homme au demeurant : il était fâché de me voir consumer ainsi sans rien faire. « Puisque les musiciens, me dit-il, puisque les savants ne chantent pas à votre unisson, changez de corde et voyez les femmes. (…) On ne fait rien dans Paris que par les femmes. Ce sont comme des courbes dont les sages sont les asymptotes ; ils s’en approchent sans cesse mais n’y touchent jamais. »     (…)

     On dirait qu’il n’y a que les noirs complots des méchants qui réussissent ; les projets innocents des bons n’ont presque jamais d’accomplissement.

 

     Abandonner ses enfants

     Tandis que je philosophais sur les devoirs de l’homme, un événement vint me faire mieux réfléchir sur les miens. Thérèse devint grosse pour la troisième fois. Trop sincère avec moi, trop fier en dedans pour vouloir démentir mes principes par mes œuvres, je me mis à examiner la destination de mes enfants, et mes liaisons avec leur mère, sur les lois de la nature, de la justice et de la raison, et sur celles de cette religion pure, sainte, éternelle comme son auteur, que les hommes ont souillée en feignant de vouloir la purifier, et dont ils n’ont plus fait, par leurs formules, qu’une religion de mots, vu qu’il en coûte peu de prescrire l’impossible quand on se dispense de le pratiquer. (…)

     Jamais un seul instant de sa vie Jean-Jacques n’a pu être un homme sans sentiment, sans entrailles, un père dénaturé. J’ai pu me tromper, mais non m’endurcir. Si je disais mes raisons, j’en dirais trop. Puisqu’elles ont pu me séduire, elles en séduiraient bien d’autres : je ne veux pas exposer les jeunes gens qui pourraient me lire à se laisser abuser par la même erreur. Je me contenterai de dire qu’elle fut telle, qu’en livrant mes enfants à l’éducation publique, faute de pouvoir les élever moi-même, en les destinant à devenir ouvriers et paysans, plutôt qu’aventuriers et coureurs de fortune, je crus faire un acte de citoyen et de père ; et je me regardai comme un membre de la république de Platon. Plus d’une fois, depuis lors, les regrets de mon cœur m’ont appris que je m’étais trompé ; mais, loin que ma raison m’ait donné le même avertissement, j’ai souvent béni le ciel de les avoir garantis par là du sort de leur père, et de celui qui les menaçait quand j’aurais été forcé de les abandonner. Si je les avais laissés à Mme d’Épinay ou à Mme de Luxembourg, qui, soit par amitié, soit par générosité, soit par quelque autre motif, ont voulu s’en charger dans la suite, auraient-ils été plus heureux, auraient-ils été élevés du moins en honnêtes gens ? Je l’ignore, mais je suis sûr qu’on les aurait portés à haïr, peut-être à trahir leurs parents : il vaut mieux cent fois qu’ils ne les aient point connus.

     Mon troisième enfant fut donc mis aux Enfants-Trouvés, ainsi que les premiers, et il en fut de même des deux suivants ; car j’en ai eu cinq en tout. (…) Tout pesé, je choisis pour mes enfants le mieux, ou ce que je crus l’être. J’aurais voulu, je voudrais encore avoir été élevé et nourri comme ils l’ont été. (…)

     Ma faute est grande, mais c’est une erreur ; j’ai négligé mes devoirs, mais le désir de nuire n’est pas entré dans mon cœur, et les entrailles de père ne sauraient parler bien puissamment pour des enfants qu’on a jamais vus : mais trahir la confiance de l’amitié, violer le plus saint de tous les pactes, publier les secrets versés dans notre sein, déshonorer à plaisir l’ami qu’on a trompé, et qui nous respecte encore en nous quittant, ce ne sont pas là des fautes, ce sont des bassesses d’âme et des noirceurs.

     J’ai promis ma confession, non ma justification ; ainsi je m’arrête ici sur ce point. C’est à moi d’être vrai, c’est au lecteur d’être juste. Je ne lui demanderai jamais rien de plus.

 

     L’épreuve du monde

     Jeté malgré moi dans le monde sans en avoir le ton, sans être en état de le prendre et de m’y pouvoir assujettir, je m’avisai d’en prendre un à moi qui m’en dispensait. Ma sotte et maussade timidité que je ne pouvais vaincre, ayant pour principe la crainte de manquer aux bienséances, je pris, pour m’enhardir, le parti de les fouler aux pieds. Je me fis cynique et caustique par honte ; j’affectai de mépriser la politesse que je ne savais pas pratiquer. Il est vrai que cette âpreté, conforme à mes nouveaux principes, s’ennoblissait dans mon âme, y prenait l’intrépidité de la vertu, et c’est, je l’ose dire, sur cette auguste base qu’elle s’est soutenue mieux et plus longtemps qu’on aurait dû l’attendre d’un effort si contraire à mon naturel. Cependant, malgré la réputation de misanthropie que mon extérieur et quelques mots heureux me donnèrent dans le monde, il est certain que, dans le particulier, je soutiens toujours mal mon personnage ; que mes amis et mes connaissances menaient cet ours si farouche comme un agneau, et que, bornant mes sarcasmes à des vérités dures, mais générales, je n’ai jamais su dire un mot désobligeant à qui que ce fût.

 

    Réflexions tristes

    Cet ouvrage abandonné me laissa quelque temps incertain sur celui que j’y ferais succéder, et cet intervalle de désœuvrement fut ma perte, en me laissant tourner mes réflexions sur moi-même, faute d’objet étranger qui m’occupât. Je n’avais plus de projet pour l’avenir qui pût amuser mon imagination ; il ne m’était pas même possible d’en faire, puisque la situation où j’étais était précisément celle où s’étaient réunis tous mes désirs : je n’en avais plus à former, et j’avais encore le cœur vide. Cet état était d’autant plus cruel, que je n’en voyais point à lui préférer. J’avais rassemblé mes plus tendres affections dans une personne selon mon cœur, qui me les rendait. Je vivais avec elle sans gêne, et pour ainsi dire à discrétion. Cependant un secret serrement de cœur ne me quittait ni près ni loin d’elle. En la possédant, je sentais qu’elle me manquait encore, et la seule idée que je n’étais pas tout pour elle faisait qu’elle n’était presque rien pour moi.

     J’avais des amis des deux sexes, auxquels j’étais attaché par la plus pure amitié, par la plus parfaite estime ! je comptais sur le plus vrai retour de leur part, et il ne m’était pas même venu à l’esprit de douter une seule fois de leur sincérité. Cependant cette amitié m’était plus tourmentante que douce, par leur obstination, par leur affectation même à contrarier tous mes goûts, mes penchants, ma manière de vivre ; tellement qu’il me suffisait de paraître désirer une chose qui n’intéressait que moi seul, et qui ne dépendait pas d’eux, pour les voir tous se liguer à l’instant même pour me contraindre d’y renoncer. Cette obstination de me contrôler en tout dans mes fantaisies, d’autant plus injuste que, loin de contrôler les leurs, je ne m’en informais pas même, me devint si cruellement onéreuse qu’enfin je ne recevais pas une de leurs lettres sans sentir, en l’ouvrant, un certain effroi qui n’était que trop justifié par sa lecture. Je trouvais que, pour des gens tous plus jeunes que moi, et qui tous auraient eu grand besoin pour eux-mêmes des leçons qu’ils me prodiguaient, c’était aussi trop me traiter en enfant. Aimez-moi, leur disais-je, comme je vous aime ; et du reste, ne vous mêlez pas plus de mes affaires que je ne me mêle des vôtres : voilà tout ce que je vous demande ? Si de ces deux choses ils m’en ont accordé une, ce n’a pas été du moins la dernière.

    J’avais une demeure isolée, dans une solitude charmante ; maître chez moi, j’y pouvais vivre à ma mode, sans que personne eu à m’y contrôler. Mais cette habitation m’imposait des devoirs doux à remplir, mais indispensables. Toute ma liberté n’était que précaire ; plus asservi que par des ordres, je devais l’être par ma volonté. Je n’avais pas un seul jour dont en me levant, je pusse dire : J’emploierai ce jour comme il me plaira. Bien plus, outre ma dépendance des arrangements de Mme d’Épinay, j’en avais une autre bien plus importune du public et des survenants. La distance où j’étais de Paris n’empêchait pas qu’il ne me vînt journellement des tas de désœuvrés qui, ne sachant que faire de leur temps, prodiguaient le mien sans aucun scrupule. Quand j’y pensait le moins, j’étais impitoyablement assailli, et rarement j’ai fait un joli projet pour ma journée, sans le voir renverser par quelque arrivant.

    Bref : au milieu des biens que j’avais le plus convoités, ne trouvant point de pure jouissance, je revenais par élans aux jours sereins de ma jeunesse, et je m’écriais quelquefois en soupirant : « Ah! ce ne sont pas encore ici les Charmettes! »

    Les souvenirs des divers temps de ma vie m’amenèrent à réfléchir sur le point où j’étais parvenu, et je me vis déjà sur le déclin de l’âge, en proie à des maux douloureux, et croyant approcher du terme de ma carrière, sans avoir goûté dans sa plénitude presque aucun des plaisirs dont mon cœur était avide, sans avoir donné l’essor aux vifs sentiments que j’y sentais en réserve, sans avoir savouré, sans avoir effleuré du moins cette enivrante volupté que je sentais dans mon âme en puissance, et qui, faute d’objet, s’y trouvait toujours comprimée, sans pouvoir s’exhaler autrement que par mes soupirs.

    Comment se pouvait-il qu’avec une âme naturellement expansive, pour qui vivre, c’était aimer, je n’eusse pas trouvé jusqu’alors un ami tout à moi, un véritable ami, moi qui me sentais si bien fait pour l’être ? Comment se pouvait-il qu’avec des sens si combustibles, avec un cœur tout pétri d’amour, je n’eusse pas du moins une fois brûlé de sa flamme pour un objet déterminé ? Dévoré du besoin d’aimer, sans jamais l’avoir pu bien satisfaire, je me voyais atteindre aux portes de la vieillesse, et mourir sans avoir vécu.

     Ces réflexions tristes, mais attendrissantes, me faisaient replier sur moi-même avec un regret qui n’était pas sans douceur. Il me semblait que la destinée me devait quelque chose qu’elle ne m’avait pas donné. À quoi bon m’avoir fait naître avec des facultés exquises, pour les laisser jusqu’à la fin sans emploi ? Le sentiment de mon prix interne, en me donnant celui de cette injustice, m’en dédommageait en quelque sorte, et me faisait verser des larmes que j’aimais à laisser couler.

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     Le pays des chimères

     L’impossibilité d’atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères, et ne voyant rien d’existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal, que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d’êtres selon mon cœur. Jamais cette ressource ne vint plus à propos, et ne se trouva si féconde. Dans mes continuelles extases, je m’enivrais à torrents des plus délicieux sentiments qui jamais soient entrés dans un cœur d’homme. Oubliant tout à fait la race humaine, je me fis des sociétés de créatures parfaites, aussi célestes par leurs vertus que par leur beauté, d’amis sûrs, tendres, fidèles, tels que je n’en trouvai jamais ici-bas. Je pris un tel goût à planer ainsi dans l’empyrée, au milieu des objets charmants dont je m’étais entouré, que j’y passais les heures, les jours sans compter ; et perdant le souvenir de toute autre chose, à peine avais-je mangé un morceau à la hâte, que je brûlais de m’échapper pour courir retrouver mes bosquets. Quand, prêt à partir pour le monde enchanté, je voyais arriver de malheureux mortels qui venaient me retenir sur la terre, je ne pouvais ni modérer, ni cacher mon dépit, et n’étant plus maître de moi, je leur faisais un accueil si brusque, qu’il pouvait porter le nom de brutal. Cela ne fit qu’augmenter ma réputation de misanthropie, par tout ce qui m’en eût acquis une bien contraire, si l’on eût mieux lu dans mon cœur.

 

     Écrire par passion

     Je savais que tout mon talent ne venait que d’une certaine chaleur d’âme sur les matières que j’avais à traiter, et qu’il n’y avait que l’amour du grand, du vrai, du beau, qui pût animer mon génie. Et que m’auraient importé les sujets de la plupart des livres que j’aurais à extraire, et les livres mêmes ? Mon indifférence pour la chose eût glacé ma plume et abruti mon esprit. On s’imaginait que je pouvais écrire par métier, comme tous les autres gens de lettres, au lieu que je ne sus jamais écrire que par passion.

 

     Besoin de comprendre

     Jamais un malheur, quel qu’il soit, ne me trouble et ne m’abat, pourvu que je sache en quoi il consiste ; mais mon penchant naturel est d’avoir peur des ténèbres : je redoute et je hais leur air noir , le mystère m’inquiète toujours ; il est par trop antipathique avec mon naturel ouvert jusqu’à l’imprudence. L’aspect du monstre le plus hideux m’effrayerait peu, ce me semble ; mais si j’entrevois de nuit une figure sous un drap blanc, j’aurai peur.

 

     Aspiration à la tranquillité

     Ayant quitté tout à fait la littérature, je ne songeai plus qu’à mener une vie tranquille et douce, autant qu’il dépendrait de moi. Seul je n’ai jamais connu l’ennui, même dans le plus parfait désœuvrement : mon imagination, remplissant tous les vides, suffit seule pour m’occuper. Il n’y a que le bavardage inactif de chambre, assis les uns vis-à-vis des autres à ne mouvoir que la langue, que jamais je n’ai pu supporter. Quand on marche, qu’on se promène, encore passe ; les pieds et les yeux font au moins quelque chose ; mais rester là, les bras croisés, à parler du temps qu’il fait et des mouches qui volent, ou, qui pis est, à s’entre-faire des compliments, cela m’est un supplice insupportable. 

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( Illustrations : peintures murales, Burkina Faso )

 

    Pensée vagabonde           Jean-Jacques Rousseau : Les Confessions 1 

 Rousseau : Les Confessions.pdf

 

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