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Rousseau : Les rêveries du promeneur solitaire

 

Jean-Jacques Rousseau


LES RÊVERIES DU PROMENEUR SOLITAIRE

Extraits

  

« plein de vices d’habitude sans aucun mauvais penchant dans le cœur »

        « un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires »

 

R1

 

        « Je sais et je sens que faire du bien est le plus vrai bonheur que le cœur humain puisse goûter »

        « Cependant j’ai senti souvent le poids de mes propres bienfaits par la chaîne des devoirs qu’ils entraînaient à leur suite : alors le plaisir a disparu, et je n’ai plus trouvé dans la continuation des mêmes soins qui m’avaient d’abord charmé, qu’une gêne presque insupportable. Durant mes courtes prospérités beaucoup de gens recouraient à moi, et jamais dans tous les services que je pus leur rendre aucun d’eux ne fut éconduit. Mais de ces premiers bienfaits versés avec effusion de cœur naissaient des chaînes d’engagements successifs que je n’avais pas prévus et dont je ne pouvais plus secouer le joug. »

        « Voilà comment des jouissances très douces se transformaient pour moi dans la suite en d’onéreux assujettissements. »

        « J’ai vu que pour bien faire avec plaisir il fallait que j’agisse librement, sans contrainte, et que pour m’ôter toute la douceur d’une bonne œuvre il suffisait qu’elle devînt un devoir pour moi. Dès lors le poids de l’obligation me fait un fardeau des plus douces jouissances et, comme je l’ai dit dans l’Émile, à ce que je crois, j’eusse été chez les Turcs un mauvais mari à l’heure où le cri public les appelle à remplir les devoirs de leur état. »

        « En toute chose imaginable ce que je ne fais pas avec plaisir m’est bientôt impossible à faire. »

 

R2

 

        « Celui qui la première fois refuse un service gratuit qu’on lui demande ne donne aucun droit de se plaindre à celui qu’il a refusé ; mais celui qui dans un cas semblable refuse au même la même grâce qu’il lui accorda ci-devant frustre une espérance qu’il l’a autorisé à concevoir ; il trompe et dément une attente qu’il a fait naître. »

        « Quand je paye une dette c’est un devoir que je remplis ; quand je fais un don c’est un plaisir que je me donne. »

        « Le résultat que je puis tirer de toutes ces réflexions est que je n’ai jamais été vraiment propre à la société civile où tout est gêne, obligation, devoir, et que mon naturel indépendant me rendit toujours incapable des assujettissements nécessaires à qui veut vivre avec les hommes. Tant que j’agis librement je suis bon et je ne fais que du bien ; mais sitôt que je sens le joug, soit de la nécessité soit des hommes, je deviens rebelle ou plutôt rétif, alors je suis nul. »

        « Je n’ai jamais cru que la liberté de l’homme consistât à faire ce qu’il veut, mais bien à ne jamais faire ce qu’il ne veut pas, et voilà celle que j’ai toujours réclamée, souvent conservée, et par qui j’ai été le plus en scandale à mes contemporains. »

 

R3

 

        « J’ai pensé quelquefois assez profondément ; mais rarement avec plaisir, presque toujours contre mon gré et comme par force : la rêverie me délasse et m’amuse, la réflexion me fatigue et m’attriste ; penser fut toujours pour moi une occupation pénible et sans charme. Quelquefois mes rêveries finissent par la méditation, mais plus souvent mes méditations finissent par la rêverie, et durant ces égarements mon âme erre et plane dans l’univers sur les ailes de l’imagination, dans des extases qui passent toute autre jouissance. »

        « Les divers intervalles de mes courtes prospérités ne m’ont laissé presque aucun souvenir agréable de la manière intime et permanente dont elles m’ont affecté, et au contraire, dans toutes les misères de ma vie je me sentais constamment rempli de sentiments tendres, touchants, délicieux, qui versant un baume salutaire sur les blessures de mon cœur navré semblaient en convertir la douleur en volupté, et dont l’aimable souvenir me revient seul, dégagé de celui des maux que j’éprouvais en même temps. »

 

R4

 

        « Dans tous les maux qui nous arrivent, nous regardons plus à l’intention qu’à l’effet. Une tuile qui tombe d’un toit peut nous blesser davantage mais ne nous navre pas tant qu’une pierre lancée à dessein par une main malveillante. Le coup porte à faux quelquefois mais l’intention ne manque jamais son atteinte. »

        « Le bonheur est un état permanent qui ne semble pas fait ici-bas pour l’homme. Tout est sur la terre dans un flux continuel qui ne permet à rien d’y prendre une forme constante. Tout change autour de nous. Nous changeons nous-mêmes et nul ne peut s’assurer qu’il aimera demain ce qu’il aime aujourd’hui. Ainsi tous nos projets de félicité pour cette vie sont des chimères. Profitons du contentement d’esprit quand il vient ; gardons-nous de l’éloigner par notre faute, mais ne faisons pas des projets pour l’enchaîner, car ces projets-là sont de pures folies. »

        « Le bonheur n’a point d’enseigne extérieure ; pour le connaître, il faudrait lire dans le cœur de l’homme heureux ; mais le contentement se lit dans les yeux, dans le maintien, dans l’accent, dans la démarche, et semble se communiquer à celui qui l’aperçoit. »

 

R5

 

        « Toujours trop affecté des objets sensibles, et surtout de ceux qui portent signe de plaisir ou de peine, de bienveillance ou d’aversion, je me laisse entraîner par ces impressions extérieures sans pouvoir jamais m’y dérober autrement que par la fuite. Un signe, un geste, un coup d’œil d’un inconnu suffit pour troubler mes plaisirs ou calmer mes peines. Je ne suis à moi que quand je suis seul, hors de là je suis le jouet de tous ceux qui m’entourent. »

        « Faut-il s’étonner si j’aime la solitude ? Je ne vois qu’animosité sur les visages des hommes, et la nature me rit toujours. »

 

R6

 

        « Je sens pourtant encore, il faut l’avouer, du plaisir à vivre au milieu des hommes tant que mon visage leur est inconnu. Mais c’est un plaisir qu’on ne me laisse guère. J’aimais encore il y a quelques années à traverser les villages et à voir au matin les laboureurs raccommoder leurs fléaux ou les femmes sur leur porte avec leurs enfants. Cette vue avait je ne sais quoi qui touchait mon cœur. Je m’arrêtais quelquefois, sans y prendre garde, à regarder les petits manèges de ces bonnes gens, et je me sentais soupirer sans savoir pourquoi. J’ignore si l’on m’a vu sensible à ce petit plaisir et si l’on a voulu me l’ôter encore ; mais au changement que j’aperçois sur les physionomies à mon passage, et à l’air dont je suis regardé, je suis bien forcé de comprendre qu’on a pris grand soin de m’ôter cet incognito. »

 

                                                                                                                                                                                                                                                          Rousseau reveries extraitsRousseau Rêveries extraits 

 

Pensée vagabonde