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Jean-Jacques Rousseau : Les Confessions 1

 

EXTRAITS : LIVRES 1 à 4

    Méfaits enfantins

    J’avais les défauts de mon âge ; j’étais babillard, gourmand, quelquefois menteur. J’aurais volé des fruits, des bonbons, de la mangeaille ; mais jamais je n’ai pris plaisir à faire du mal, du dégât, à charger les autres, à tourmenter de pauvres animaux. Je me souviens pourtant d’avoir une fois pissé dans la marmite d’une de nos voisines, appelée Mme Clot, tandis qu’elle était au prêche. J’avoue même que ce souvenir me fait encore rire, parce que Mme Clot, bonne femme au demeurant, était bien la vieille la plus grognon que je connus de ma vie. Voilà la courte et véridique histoire de mes méfaits enfantins.

 

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    La fessée

    Comme Mlle Lambercier avait pour nous l'affection d'une mère, elle en avait aussi l'autorité, et la portait quelquefois jusqu'à nous infliger la punition des enfants quand nous l'avions méritée. Assez longtemps elle s'en tint à la menace, et cette menace d'un châtiment tout nouveau pour moi me semblait très effrayante ; mais après l'exécution, je la trouvai moins terrible à l'épreuve que l'attente ne l'avait été, et ce qu'il y a de plus bizarre est que ce châtiment m'affectionna davantage encore à celle qui me l'avait imposé. Il fallait même toute la vérité de cette affection et toute ma douceur naturelle pour m'empêcher de chercher le retour du même traitement en le méritant ; car j'avais trouvé dans la douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui m'avait laissé plus de désir que de crainte de l'éprouver derechef par la même main. II est vrai que, comme il se mêlait sans doute à cela quelque instinct précoce du sexe, le même châtiment reçu de son frère ne m'eût point du tout paru plaisant. Mais, de l'humeur dont il était, cette substitution n'était guère à craindre, et si je m'abstenais de mériter la correction, c'était uniquement de peur de fâcher Mlle Lambercier ; car tel est en moi l'empire de la bienveillance, et même de celle que les sens ont fait naître, qu'elle leur donna toujours la loi dans mon cœur.

    Cette récidive, que j'éloignais sans la craindre, arriva sans qu'il y eût de ma faute c'est-à-dire de ma volonté, et j'en profitai, je puis dire, en sûreté de conscience. Mais cette seconde fois fut aussi la dernière, car Mlle Lambercier, s'étant sans doute aperçue à quelque signe que ce châtiment n'allait pas à son but, déclara qu'elle y renonçait et qu'il la fatiguait trop. Nous avions jusque-là couché dans sa chambre, et même en hiver quelquefois dans son lit. Deux jours après on nous fit coucher dans une autre chambre, et j'eus désormais l'honneur, dont je me serais bien passé, d'être traité par elle en grand garçon.

    Qui croirait que ce châtiment d'enfant, reçu à huit ans par la main d'une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens contraire à ce qui devait s'ensuivre naturellement ? En même temps que mes sens furent allumés, mes désirs prirent si bien le change, que, bornés à ce que j'avais éprouvé, ils ne s'avisèrent point de chercher autre chose. Avec un sang brûlant de sensualité presque dès ma naissance, je me conservai pur de toute souillure jusqu'à l'âge où les tempéraments les plus froids et les plus tardifs se développent. Tourmenté longtemps sans savoir de quoi, je dévorais d'un œil ardent les belles personnes ; mon imagination me les rappelait sans cesse, uniquement pour les mettre en œuvre à ma mode, et en faire autant de demoiselles Lambercier.

 

    Nostalgie

    Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey sans que je m'en sois rappelé le séjour d'une manière agréable par des souvenirs un peu liés : mais depuis qu'ayant passé l'âge mûr je décline vers la vieillesse, je sens que ces mêmes souvenirs renaissent, tandis que les autres s'effacent, et se gravent dans ma mémoire avec des traits dont le charme et la force augmentent de jour en jour ; comme si, sentant déjà la vie qui s'échappe, je cherchais à la ressaisir par ses commencements. Les moindres faits de ce temps-là me plaisent, par cela seul qu'ils sont de ce temps-là. Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitais ma leçon : je vois tout l'arrangement de la chambre où nous étions ; le cabinet de M. Lambercier à main droite, une estampe représentant tous les papes, un baromètre, un grand calendrier, des framboisiers qui, d'un jardin fort élevé dans lequel la maison s'enfonçait sur le derrière, venaient ombrager la fenêtre, et passaient quelquefois jusqu'en dedans. Je sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j'ai besoin, moi, de le lui dire.

 

    Devenir fripon

    J’appris ainsi qu’il n’était pas si terrible de voler que je l’avais cru, et tirai bientôt si bon parti de ma science, que rien de ce que je convoitais n’était à ma portée en sûreté. Je n’étais pas absolument mal nourri chez mon maître et la sobriété ne m’était pénible qu’en la lui voyant si mal garder. L’usage de faire sortir de table les jeunes gens quand on y sert ce qui les tente le plus, me paraît bien entendu pour les rendre aussi friands que fripons. Je devins en peu de temps l’un et l’autre ; et je m’en trouvais fort bien pour l’ordinaire, quelquefois fort mal lorsque j’étais surpris. (…)

    Bientôt, à force d’essuyer de mauvais traitements, j’y devins moins sensible ; ils me parurent enfin une sorte de compensation du vol, qui me mettait en droit de le continuer. Au lieu de retourner les yeux en arrière et de regarder la punition, je les portais en avant et regardais la vengeance. Je jugeais que me battre comme fripon c’était m’autoriser à l’être. Je trouvais que voler et être battu allaient ensemble, et constituaient en quelque sorte un état, et qu’en remplissant la partie de cet état qui dépendait de moi, je pouvais laisser le soin de l’autre à mon maître. Sur cette idée je me mis à voler plus tranquillement qu’auparavant. Je me disais : « Qu’en arrivera-t-il enfin ? Je serai battu. Soit : je suis fait pour l’être. »

 

    Caractère

    Prenez-moi dans le calme, je suis l’indolence et la timidité même : tout m’effarouche, tout me rebute ; une mouche en volant me fait peur ; un mot à dire, un geste à faire épouvante ma paresse ; la crainte et la honte me subjuguent à tel point que je voudrais m’éclipser aux yeux de tous les mortels. S’il faut agir, je ne sais que faire ; s’il faut parler, je ne sais que dire ; si l’on me regarde, je suis décontenancé. Quand je me passionne, je sais trouver quelquefois ce que j’ai à dire ; mais dans les entretiens ordinaires, je ne trouve rien, rien du tout ; ils me sont insupportables par cela seul que je suis obligé de parler.

    Ajoutez qu’aucun de mes goûts dominants ne consiste en choses qui s’achètent. Il ne me faut que des plaisirs purs, et l’argent les empoisonne tous. J’aime par exemple ceux de la table ; mais ne pouvant souffrir ni la gêne de la bonne compagnie, ni la crapule du cabaret, je ne puis les goûter qu’avec un ami ; car seul, cela ne m’est pas possible ; mon imagination s’occupe alors d’autre chose, et je n’ai pas le plaisir de manger. Si mon sang allumé me demande des femmes, mon cœur ému me demande encore plus de l’amour. Des femmes à prix d’argent perdraient pour moi tous leurs charmes ; je doute même s’il serait à moi d’en profiter. Il en est ainsi de tous les plaisirs à ma portée ; s’ils ne sont gratuits, je les trouve insipides. J’aime les seuls biens qui ne sont à personne qu’au premier qui sait les goûter.

 

    “Délire” d’interprétation

     Mille fois, durant mon apprentissage et depuis, je suis sorti dans le dessein d’acheter  quelque  friandise. J’approche de la boutique d’un pâtissier, j’aperçois des femmes au comptoir ; je crois déjà les voir rire et se moquer entre elles du petit gourmand. Je passe devant une fruitière, je lorgne du coin de l’œil de belles poires, leur parfum me tente ; deux ou trois jeunes gens tout près de là me regardent ; un homme qui me connaît est devant sa boutique ; je vois de loin venir une jeune fille ; n’est-ce point la servante de la maison ? Ma vue courte me fait mille illusions. Je prends tous ceux qui passent pour des gens de connaissance ; partout je suis intimidé, retenu par quelque obstacle ; mon désir croît avec ma honte, et je rentre enfin comme un sot, dévoré de convoitise, ayant dans ma poche de quoi la satisfaire, et n’ayant osé rien acheter.

 

    L’argent

    Cela compris, on comprendra sans peine une de mes prétendues contradictions : celle d’allier une avarice presque sordide avec le plus grand mépris pour l’argent. C’est un meuble pour moi si peu commode, que je ne m’avise pas même de désirer celui que je n’ai pas ; et que quand j’en ai je le garde longtemps sans le dépenser, faute de savoir l’employer à ma fantaisie ; mais l’occasion commode et agréable se présente-t-elle, j’en profite si bien que ma bourse se vide avant que je m’en sois aperçu. Du reste, ne cherchez pas en moi le tic des avares, celui de dépenser pour l’ostentation ; tout au contraire, je dépense en secret et pour le plaisir : loin de me faire gloire de dépenser, je m’en cache. Je sens si bien que l’argent n’est pas à mon usage, que je suis presque honteux d’en avoir, encore plus de m’en servir. Si j’avais eu jamais un revenu suffisant pour vivre commodément, je n’aurais point été tenté d’être avare, j’en suis très sûr. Je dépenserais tout mon revenu sans chercher à l’augmenter : mais ma situation précaire me tient en crainte. J’adore la liberté. J’abhorre la gêne, la peine, l’assujettissement. Tant que dure l’argent que j’ai dans ma bourse, il assure mon indépendance ; il me dispense de m’intriguer pour en trouver d’autre ; nécessité que j’eus toujours en horreur : mais de peur de le voir finir, je le choie. L’argent qu’on possède est l’instrument de la liberté ; celui qu’on pourchasse est celui de la servitude. Voilà pourquoi je serre bien et ne convoite rien.

 

    Objets imaginaires

    Guéri de mes goûts d’enfant et de polisson par celui de la lecture, et même par mes lectures, qui, bien que sans choix et souvent mauvaises, ramenaient pourtant mon cœur à des sentiments plus nobles que ceux que m’avait donné mon état ; dégoûté de tout ce qui était à ma portée, et sentant trop loin de moi tout ce qui m’aurait tenté, je ne voyais rien de possible qui pût flatter mon cœur. Mes sens émus depuis longtemps me demandaient une jouissance dont je ne savais pas même imaginer l’objet. J’étais aussi loin du véritable que si je n’avais point eu de sexe ; et, déjà pubère et sensible, je pensais quelquefois à mes folies, mais je ne voyais rien au-delà. Dans cette étrange situation, mon inquiète imagination prit un parti qui me sauva de moi-même et calma ma naissante sensualité ; ce fut de se nourrir des situations qui m’avaient intéressé dans mes lectures, de les rappeler, de les varier, de les combiner, de me les approprier tellement que je devinsse un des personnages que j’imaginais, que je me visse toujours dans les positions les plus agréables selon mon goût, enfin que l’état fictif où je venais à bout de me mettre, me fît oublier mon état réel dont j’étais si mécontent. Cet amour des objets imaginaires et cette facilité de m’en occuper achevèrent de me dégoûter de tout ce qui m’entourait, et déterminèrent ce goût pour la solitude qui m’est toujours resté depuis ce temps-là. On verra plus d’une fois dans la suite les bizarres effets de cette disposition si misanthrope et si sombre en apparence, mais qui vient en effet d’un cœur trop affectueux, trop aimant, trop tendre, qui, faute d’en trouver d’existants qui lui ressemblent, est forcé de s’alimenter de fictions. Il me suffit, quant à présent, d’avoir marqué l’origine et la première cause d’un penchant qui a modifié toutes mes passions, et qui, les contenant par elles-mêmes, m’a toujours rendu paresseux à faire, par trop d’ardeur à désirer.

    J’atteignis ainsi ma seizième année, inquiet, mécontent de tout et de moi, sans goût de mon état, sans plaisir de mon âge, dévoré de désirs dont j’ignorais l’objet, pleurant sans sujets de larmes, soupirant sans savoir de quoi ; enfin caressant tendrement mes chimères, faute de rien voir autour de moi qui les valût.

 

    Rêves de conquête du monde

    Libre et maître de moi-même, je croyais pouvoir tout faire, atteindre à tout : je n’avais qu’à m’élancer pour m’élever et voler dans les airs. J’entrais avec sécurité dans le vaste espace du monde ; mon mérite allait le remplir ; à chaque pas j’allais trouver des festins, des trésors, des aventures, des amis prêts à me servir, des maîtresses empressées à me plaire : en me montrant j’allais occuper de moi l’univers, non pas pourtant l’univers tout entier, je l’en dispensais en quelque sorte, il ne m’en fallait pas tant. Une société charmante me suffisait sans m’embarrasser du reste. Ma modération m’inscrivait dans une sphère étroite, mais délicieusement choisie, où j’étais assuré de régner. Un seul château bornait mon ambition. Favori du seigneur et de la dame, amant de la demoiselle, ami du frère et protecteur des voisins, j’étais content ; il ne m’en fallait pas davantage.

    En attendant ce modeste avenir, j’errai quelques jours autour de la ville, logeant chez des paysans de ma connaissance, qui tous me reçurent avec plus de bonté que n’auraient fait des urbains. Ils m’accueillaient, me logeaient, me nourrissaient trop bonnement pour en avoir le mérite. Cela ne pouvait pas s’appeler faire l’aumône ; ils n’y mettaient pas assez l’air de la supériorité.

 

    Faire croire

    Honnête homme ou vaurien, qu’importait cela pourvu que j’allasse à la messe ? Il ne faut pas croire, au reste, que cette façon de penser soit particulière aux catholiques ; elle est celle de toute religion dogmatique où l’on fait l’essentiel non de faire, mais de croire.

 

    Plaisir d’aller / besoin d’arriver

    Je ne me souviens pas d’avoir eu, dans tout le cours de ma vie, d’intervalle plus parfaitement exempt de soucis et de peine que celui des sept ou huit jours que nous mîmes à ce voyage ; car le pas de Mme Sabran, sur lequel il fallait régler le nôtre, n’en fît qu’une longue promenade. Ce souvenir m’a laissé le goût le plus vif pour tout ce qui s’y rapporte, surtout pour les montagnes et pour les voyages pédestres. Je n’ai voyagé à pied que dans mes beaux jours, et toujours avec délices. Bientôt les devoirs, les affaires, un bagage à porter m’ont forcé de faire le monsieur et de prendre des voitures ; les soucis rongeants, les embarras, la gêne y sont montés avec moi, et dès lors, au lieu qu’auparavant dans mes voyages, je ne sentais que le plaisir d’aller, je n’ai plus senti que le besoin d’arriver.

 

    Simplicité de goût

    Quoique je vécusse avec beaucoup d’économie, ma bourse insensiblement s’épuisait. Cette économie, au reste, était moins l’effet de la prudence que d’une simplicité de goût que même aujourd’hui l’usage des grandes tables n’a point altéré. Je ne connaissais pas et je ne connais pas encore de meilleure chère que celle d’un repas rustique. Avec du laitage, des œufs, des herbes, du fromage, du pain bis et du vin passable, on est toujours sûr de me bien régaler ; mon bon appétit fera le reste, quand un maître d’hôtel et des laquais autour de moi ne me rassasieront pas de leur importun aspect. Je faisais alors de beaucoup meilleurs repas, avec six ou sept sols de dépense, que je ne les ai faits depuis à six ou sept francs. J’étais donc sobre, faute d’être tenté de ne pas l’être : encore ai-je tort d’appeler tout cela sobriété, car j’y mettais toute la sensualité possible. Mes poires, ma giunca, mon fromage, mes grisses, et quelques verres d’un gros vin de Montferrat à couper par tranches, me rendaient le plus heureux des gourmands.

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    Émois

    J’étais embarrassé, tremblant ; je n’osais la regarder, je n’osais respirer auprès d’elle ; cependant je craignais plus que la mort de m’en éloigner. Je dévorais d’un œil avide tout ce que je pouvais regarder sans être aperçu : les fleurs de sa robe, le bout de son joli pied, l’intervalle d’un bras ferme et blanc qui paraissait entre son gant et sa manchette, et celui qui se faisait quelquefois entre son tour de gorge et son mouchoir. Chaque objet ajoutait à l’impression des autres. À force de regarder ce que je pouvais voir, et même au-delà, mes yeux se troublaient, ma poitrine s’oppressait, ma respiration, d’instant en instant plus embarrassée, me donnait beaucoup de peine à gouverner, et tout ce que je pouvais faire était de filer sans bruit des soupirs fort incommodes dans le silence où nous étions souvent. Heureusement, Mme Basile, occupée à son ouvrage, ne s’en apercevait pas, à ce qui me semblait. Cependant je voyais quelquefois, par une sorte de sympathie, son fichu se renfler assez fréquemment. Ce dangereux spectacle achevait de me perdre, et quand j’étais prêt à céder à mon transport, elle m’adressait quelque mot d’un ton tranquille qui me faisait rentrer en moi-même à l’instant.

 

    Leçons de M. Gaime

    J’allais voir quelquefois entre autres un abbé savoyard appelé M. Gaime (…) il n’avait pas assez de crédit pour me placer ; mais je trouvai près de lui des avantages plus précieux qui m’ont profité toute ma vie, les leçons de la saine morale et les maximes de la droite raison. (…) Il me fit sentir que l’enthousiasme des vertus sublimes était peu d’usage dans la société, qu’en s’élançant trop haut on était sujet aux chutes ; que la continuité des petits devoirs toujours bien remplis ne demandait pas moins de force que les actions héroïques ; qu’on en tirait meilleur parti pour l’honneur et pour le bonheur ; et qu’il valait infiniment mieux avoir toujours l’estime des hommes que quelquefois leur admiration.

 

    Plan bizarre : la fontaine de Héron

  Pour concevoir jusqu’où mon délire allait dans ce moment, il faudrait connaître à quel point mon cœur est sujet à s’échauffer sur les moindres choses, et avec quelle force il se plonge dans l’imagination de l’objet qui l’attire, quelque vain  que soit quelquefois cet objet. Les plans les plus bizarres, les plus enfantins, les plus fous, viennent caresser mon idée favorite, et me montrer de la vraisemblance, à m’y livrer. Croirait-on qu’à près de dix-neuf ans on puisse fonder sur une fiole vide la subsistance du reste de ses jours ? Or, écoutez.

    L’abbé de Gouvon m’avait fait présent, il y avait quelques semaines, d’une petite fontaine de Héron, fort jolie, et dont j’étais transporté.  À force de faire jouer cette fontaine et de parler de notre voyage, nous pensâmes, le sage Bâcle et moi, que l’une pourrait bien servir à l’autre et le prolonger. Qu’y avait-il dans le monde d’aussi curieux qu’une fontaine de Héron ? Ce principe fut le fondement sur lequel nous bâtîmes l’édifice de notre fortune. Nous devions, dans chaque village, assembler les paysans autour de notre fontaine, et là les repas et la bonne chère devaient nous tomber avec d’autant plus d’abondance que nous étions persuadés l’un et l’autre que les vivres ne coûtent rien à ceux qui les recueillent, et que quand ils n’en gorgent pas les passants, c’est pure mauvaise volonté de leur part. Nous n’imaginions partout que festins et noces, comptant que, sans rien débourser que le vent de nos poumons, et l’eau de notre fontaine, elle pouvait nous défrayer en Piémont, en Savoie, en France, et par tout le monde. Nous faisions des projets de voyage qui ne finissaient point, et nous dirigions d’abord notre course au nord, plutôt pour le plaisir de passer les Alpes que pour la nécessité supposée de nous arrêter enfin quelque part.

    Tel fut le plan sur lequel je me mis en campagne, abandonnant sans regret mon protecteur, mon précepteur, mes études, mes espérances, et l’attente d’une fortune presque assurée, pour commencer la vie d’un vrai vagabond. Adieu la capitale ; adieu la cour, l’ambition, la vanité, l’amour, les belles, et toutes les grandes aventures dont l’espoir m’avait amené l’année précédente. Je pars avec ma fontaine et mon ami Bâcle, la bourse légèrement garnie, mais le cœur saturé de joie, et ne songeant qu’à jouir de cette ambulante félicité à laquelle j’avais tout à coup borné mes brillants projets.

    Je fis cet extravagant voyage presque aussi agréablement toutefois que je m’y étais attendu, mais non pas tout à fait de la même manière ; car bien que notre fontaine amusât quelques moments dans les cabarets les hôtesses et leurs servantes, il n’en fallait pas moins payer en sortant.

 

    Mme de Warens 

    Que le cœur me battit en approchant de la maison de Mme de Warens ! Mes jambes tremblaient sous moi, mes yeux se couvraient d’un voile, je ne voyais rien, je n’entendais rien, je n’aurais reconnu personne ; je fus contraint de m’arrêter plusieurs fois pour respirer et reprendre mes sens. Était-ce la crainte de ne pas obtenir les secours dont j’avais besoin qui me troublait à ce point ? À l’âge où j’étais, la peur de mourir de faim donne-t-elle de pareilles alarmes ? Non, non ; je le dis avec autant de vérité que de fierté, jamais en aucun temps de ma vie il n’appartint à l’intérêt ni à l’indigence de m’épanouir ou de me serrer le cœur. Dans le cours d’une vie inégale et mémorable par ses vicissitudes, souvent sans asile et sans pain, j’ai toujours vu du même œil l’opulence et la misère. Au besoin, j’aurais pu mendier ou voler comme un autre, mais non pas me troubler pour en être réduit là. Peu d’hommes ont autant gémi que moi, peu ont autant versé de pleurs dans leur vie ; mais jamais la pauvreté ni la crainte d’y tomber ne m’ont fait pousser un soupir ni répandre une larme. Mon âme, à l’épreuve de la fortune, n’a connu de vrais biens ni de vrais maux que ceux qui ne dépendent pas d’elle, et c’est quand rien ne m’a manqué pour le nécessaire que je me suis senti le plus malheureux des mortels. (…)

    Me voilà donc enfin établi chez elle. Cet établissement ne fut pourtant pas encore celui dont je date les jours heureux de ma vie, mais il servit à le préparer. Quoique cette sensibilité de cœur, qui nous fait vraiment jouir de nous, soit l’ouvrage de la nature, et peut-être un produit de l’organisation, elle a besoin de situations qui la développent. Sans ces causes occasionnelles, un homme né très sensible ne sentirait rien, et mourrait sans avoir connu son être. Tel à peu près j’avais été jusqu’alors, et tel j’aurais toujours été peut-être, si je n’avais jamais connu Mme de Warens, ou si même, l’ayant connue, je n’avais pas vécu assez longtemps auprès d’elle pour contracter la douce habitude des sentiments affectueux qu’elle m’inspira. J’oserai le dire, qui ne sent que l’amour ne sent pas ce qu’il y a de plus doux dans la vie. Je connais un autre sentiment, moins impétueux peut-être, mais plus délicieux mille fois, qui quelquefois est joint à l’amour, et qui souvent en est séparé. Ce sentiment n’est pas non plus l’amitié seule ; il est plus voluptueux, plus tendre : je n’imagine pas qu’il puisse agir pour quelqu’un du même sexe ; du moins je fus ami si jamais homme le fut, et je ne l’éprouvai jamais près d’aucun de mes amis. Ceci n’est pas clair, mais il le deviendra dans la suite ; les sentiments ne se décrivent bien que par leurs effets. (…)

    Dès le premier jour, la familiarité la plus douce s’établit entre nous au même degré où elle a continué tout le reste de sa vie. Petit fut mon nom ; Maman fut le sien ; et toujours nous demeurâmes Petit et Maman, même quand le nombre des années en eut presque effacé la différence entre nous. Je trouve que ces deux noms rendent à merveille l’idée de notre ton, la simplicité de nos manières, et surtout la relation de nos cœurs. Elle fut pour moi la plus tendre des mères, qui jamais ne chercha son plaisir, mais toujours mon bien ; et si les sens entrèrent dans mon attachement pour elle, ce n’était pas pour en changer la nature, mais pour le rendre seulement plus exquis, pour m’enivrer du charme d’avoir une maman jeune et jolie qu’il m’était délicieux de caresser : je dis caresser au pied de la lettre, car jamais elle n’imagina de m’épargner les baisers ni les plus tendres caresses maternelles, et jamais il n’entra dans mon cœur d’en abuser. On dira que nous avons pourtant eu à la fin des relations d’une autre espèce ; j’en conviens ; mais il faut attendre, je ne puis tout dire à la fois.

 

    Quant au sexe

    J’étais revenu d’Italie, non tout à fait comme j’y étais allé, mais comme peut-être jamais à mon âge on n’en est revenu. J’en avais rapporté non ma virginité, mais mon pucelage. J’avais senti le progrès des ans ; mon tempérament inquiet s’était enfin déclaré, et sa première éruption, très involontaire, m’avait donné sur ma santé des alarmes qui peignent mieux que tout autre chose l’innocence dans laquelle j’avais vécu jusqu’alors. Bientôt rassuré, j’appris ce dangereux supplément qui trompe la nature, et sauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de désordres aux dépend de leur santé, de leur vigueur, et quelquefois de leur vie. Ce vice que la honte et la timidité trouvent si commode, a de plus un grand attrait pour les imaginations vives : c’est de disposer, pour ainsi dire, à leur gré, de tout le sexe, et de faire servir à leurs plaisirs la beauté qui les tente, sans avoir besoin d’obtenir son aveu.

 

    Émotion et pensée

    Deux choses presque inalliables s’unissent en moi sans que j’en puisse concevoir la manière : un tempérament très ardent, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées et qui ne se présentent jamais qu’après coup. On dirait que mon cœur et mon esprit n’appartiennent pas au même individu. Le sentiment, plus prompt que l’éclair, vient remplir mon âme ; mais au lieu de m’éclairer, il me brûle et m’éblouit. Je sens tout et je ne vois rien. Je suis emporté, mais stupide ; il faut que je sois de sang-froid pour penser. Ce qu’il y a d’étonnant est que j’ai cependant le tact assez sûr, de la pénétration, de la finesse même, pourvu qu’on m’attende : je fais d’excellents impromptus à loisir, mais sur le temps je n’ai jamais rien fait ni dit qui vaille. (…)

    Cette lenteur de penser, jointe à cette vivacité de sentir, je ne l’ai pas seulement dans la conversation, je l’ai même seul et quand je travaille. Mes idées s’arrangent dans ma tête avec la plus incroyable difficulté : elles y circulent sourdement, elles y fermentent jusqu’à m’émouvoir, m’échauffer, me donner des palpitations ; et, au milieu de toute cette émotion, je ne vois rien nettement, je ne saurais écrire un seul mot, il faut que j’attende. Insensiblement ce grand mouvement s’apaise, ce chaos se débrouille, chaque chose vient se mettre à sa place, mais lentement, et après une longue et confuse agitation. (…)

    De là vient l’extrême difficulté que je trouve à écrire. Mes manuscrits, raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables, attestent la peine qu’ils m’ont coûtée. Il n’y en a pas un qu’il ne m’ait fallu transcrire quatre ou cinq fois avant de le donner à la presse. Je n’ai jamais pu rien faire la plume à la main, vis-à-vis d’une table et de mon papier : c’est à la promenade, au milieu des rochers et des bois, c’est la nuit dans mon lit et durant mes insomnies, que j’écris dans mon cerveau (…)

 

    L’épreuve du tête-à-tête

    Dans le tête-à-tête, il y a un autre inconvénient que je trouve pire, la nécessité de parler toujours : quand on vous parle il faut répondre, et si l’on ne dit mot il faut relever la conversation. Cette insupportable contrainte m’eût seule dégoûté de la société. Je ne trouve point de gêne plus terrible que l’obligation de parler sur-le-champ et toujours. Je ne sais si ceci tient à ma mortelle aversion pour tout assujettissement ; mais c’est assez qu’il faille absolument que je parle pour que je dise une sottise infailliblement.

 

    Apprendre sans maître

    Il est singulier qu’avec assez de conception, je n’ai jamais pu rien apprendre avec des maîtres, excepté mon père et M. Lambercier. Le peu que je sais de plus, je l’ai appris seul, comme on verra ci-après. Mon esprit impatient de toute espèce de joug ne peut s’asservir à la loi du moment ; la crainte même de ne pas apprendre m’empêche d’être attentif ; de peur d’impatienter celui qui me parle, je feins d’entendre, il va en avant, et je n’entends rien. Mon esprit veut marcher à son heure, il ne peut se soumettre à celle d’autrui.

 

    Loi de convenance

    Le temps des ordinations étant venu, M. Gâtier s’en retourna diacre dans sa province. Il emporta mes regrets, mon attachement, ma reconnaissance. Je fis pour lui des vœux qui n’ont pas été plus exaucés que ceux que j’ai faits pour moi-même. Quelques années après j’appris qu’étant vicaire dans une paroisse, il avait fait un enfant à une fille, la seule dont, avec un cœur très tendre, il eût jamais été amoureux. Ce fut un scandale effroyable dans un diocèse administré très sévèrement. Les prêtres, en bonne règle, ne doivent faire des enfants qu’à des femmes mariées. Pour avoir manqué à cette loi de convenance, il fut mis en prison, diffamé, chassé.

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    “ L’idylle des cerises ”

    L’aurore un matin me parut si belle, que m’étant habillé précipitamment, je me hâtai de gagner la campagne pour voir lever le soleil. Je goûtai ce plaisir dans tout son charme ; c’était la semaine après la Saint-Jean. La terre, dans sa plus grande parure, était couverte d’herbe et de fleurs ; les rossignols, presque à la fin de leur ramage, semblaient se plaire à le renforcer ; tous les oiseaux, faisant en concert leurs adieux au printemps, chantaient la naissance d’un beau jour d’été, d’un de ces beaux jours qu’on ne voit plus à mon âge, et qu’on n’a jamais vu dans le triste sol où j’habite aujourd’hui.

    Je m’étais insensiblement éloigné de la ville, la chaleur augmentait, et je me promenais sous des ombrages dans un vallon le long d’un ruisseau. J’entends derrière moi des pas de chevaux et des voix de filles qui semblaient embarrassées, mais qui n’en riaient pas de moins bon cœur. Je me retourne, on m’appelle par mon nom, j’approche, je trouve deux jeunes personnes de ma connaissance, Mlle de Graffenried et Mlle Galley qui, n’étant pas d’excellentes cavalières, ne savaient comment forcer leurs chevaux à passer le ruisseau. (…)

    Je pris par la bride le cheval de Mlle Galley, puis, le tirant après moi, je traversai le ruisseau ayant de l’eau jusqu’à mi-jambes, et l’autre cheval suivi sans difficulté. Cela fait, je voulus saluer ces demoiselles, et m’en aller comme un benêt : elles se dirent quelques mots tout bas, et Mlle de Graffenried s’adressant à moi : « non pas, non pas, me dit-elle, on ne nous échappe pas comme cela. Vous vous êtes mouillé pour notre service ; nous devons en conscience avoir soin de vous sécher : il faut, s’il vous plaît, venir avec nous ; nous vous arrêtons prisonnier. » Le cœur me battait, je regardais Mlle Galley. « Oui, oui, ajouta-t-elle en riant de ma mine effarée, prisonnier de guerre ; montez en croupe derrière elle ; nous voulons rendre compte de vous. — Mais, mademoiselle, je n’ai point l’honneur d’être connu de Mme votre mère ; que dira-t-elle en me voyant arriver ? — Sa mère, reprit Mlle de Graffenried, n’est pas à Toune, nous sommes seules ; nous revenons ce soir, et vous reviendrez avec nous. » (…)

    Elles envoyèrent chercher du vin partout aux environs ; on n’en trouva point, tant les paysans de ce canton sont sobres et pauvres. Comme elles m’en marquaient leur chagrin, je leur dis de n’en pas être si fort en peine, et qu’elles n’avaient pas besoin de vin pour m’enivrer. Ce fut la seule galanterie que j’osai leur dire de la journée ; mais je crois que les friponnes voyaient de reste que cette galanterie était une vérité.

    Nous dînâmes dans la cuisine de la grangère, les deux amies assises sur des bancs aux deux côtés de la longue table, et leur hôte entre elles deux sur une escabelle à trois pieds. Quel dîner ! Quel souvenir plein de charmes ! Comment, pouvant à si peu de frais goûter des plaisirs si purs et si vrais, vouloir en rechercher d’autres ? Jamais souper des petites maisons de Paris n’approcha de ce repas, je ne dis pas seulement pour la gaieté, pour la douce joie, mais je dis pour la sensualité.

    Après le dîner nous fîmes une économie. Au lieu de prendre le café qui nous restait du déjeuner, nous le gardâmes pour le goûter avec de la crème et des gâteaux qu’elles avaient apportés ; et pour tenir notre appétit en haleine, nous allâmes dans le verger achever notre dessert avec des cerises. Je montai sur l’arbre, et je leur en jetais des bouquets dont elles me rendaient les noyaux à travers les branches. Une fois, Mlle Galley, avançant son tablier et reculant la tête, se présentait si bien, et je visai si juste, que je lui fit tomber un bouquet dans le sein ; et de rire. Je me disais en moi-même : « Que mes lèvres ne sont-elles des cerises ! Comme je les leur jetterais ainsi de bon cœur. »

    La journée se passa de cette sorte à folâtrer avec la plus grande liberté, et toujours avec la plus grande décence. Pas un seul mot équivoque, pas une seule plaisanterie hasardée ; et cette décence, nous ne nous l’imposions point du tout, elle venait toute seule, nous prenions le ton que nous donnaient nos cœurs. Enfin ma modestie, d’autres diront ma sottise, fut telle que la plus grande privauté qui m’échappa fut de baiser une seule fois la main de Mlle Galley. Il est vrai que la circonstance donnait du prix à cette légère faveur. Nous étions seuls, je respirais avec embarras, elle avait les yeux baissés. Ma bouche, au lieu de trouver des paroles, s’avisa de se coller sur sa main, qu’elle retira doucement après qu’elle fut baisée, en me regardant d’un air qui n’était point irrité. Je ne sais ce que j’aurais pu lui dire : son amie entra, et me parut laide en ce moment. (…)

    Ceux qui liront ceci ne manqueront pas de rire de mes aventures galantes, en remarquant qu’après beaucoup de préliminaires, les plus avancées finissent par baiser la main. Ô mes lecteurs ! ne vous y trompez pas. J’ai peut-être eu plus de plaisir dans mes amours, en finissant par cette main baisée, que vous n’en aurez jamais dans les vôtres en commençant tout au moins par là.

 

    L’humanité simple

    J’avais grand besoin d’arriver où que ce fût, et le plus proche était le mieux ; car, m’étant égaré dans ma route,  je me trouvai le soir à Moudon, où je dépensai le peu qui me restait, hors dix kreutzers, qui partirent le lendemain à la dînée, et, arrivé le soir à un petit village auprès de Lausanne,  j’y entrai dans un cabaret sans un sol pour payer ma couchée, et sans savoir que devenir. J’avais grand-faim ; je fis bonne contenance, et je demandai à souper, comme si j’eusse eu de quoi bien payer. J’allai me coucher sans songer à rien, je dormis tranquillement ; et, après avoir déjeuné le matin, et compté avec l’hôtel, je voulus, pour sept batz, à quoi montait ma dépense, lui laisser ma veste en gage. Ce brave homme la refusa ; il me dit que, grâce au Ciel, il n’avait jamais dépouillé personne, qu’il ne voulait pas commencer pour sept batz, que je gardasse ma veste, et que je le payerais quand je pourrais. Je fus touché de sa bonté, mais moins que je ne devais l’être, et que je ne l’ai été depuis en y repensant. Je ne tardai guère à lui renvoyer son argent avec des remerciements par un homme sûr (…) Des services plus importants sans doute, mais rendus avec plus d’ostentation, ne m’ont pas paru si dignes de reconnaissance que l’humanité simple et sans éclat de cet honnête homme.

    En approchant de Lausanne (…) je commençai par m’informer d’une petite auberge où l’on pût être assez bien et à bon marché. On m’enseigna un nommé Perrotet, qui tenait des pensionnaires. Ce Perrotet se trouva être le meilleur homme du monde, et me reçu fort bien. (…) Pourquoi faut-il qu’ayant trouvé tant de bonnes gens dans ma jeunesse, j’en trouve si peu dans un âge avancé ? Leur race est-elle épuisée ? Non ; mais l’ordre où j’ai besoin de les chercher aujourd’hui n’est plus le même où je les trouvais alors. Parmi le peuple, où les grandes passions ne parlent que par intervalles, les sentiments de la nature se font plus souvent entendre. Dans les états plus élevés ils sont étouffés absolument, et sous le masque du sentiment il n’y a jamais que l’intérêt ou la vanité qui parle.

 

    Bonheur imaginaire

    L’aspect du lac de Genève et de ses admirables côtes eut toujours à mes yeux un attrait particulier que je ne saurais expliquer, et qui ne tient pas seulement à la beauté du spectacle, mais à je ne sais quoi de plus intéressant qui m’affecte et m’attendrit. Toutes les fois que j’approche du pays de Vaud, j’éprouve une impression composée du souvenir de Mme de Warens qui y est née, de mon père qui y vivait, de Mlle de Vulson qui y eut les prémices de mon cœur, de plusieurs voyages de plaisir que j’y fis dans mon enfance, et, ce me semble, de quelque autre cause encore, plus secrète et plus forte que tout cela. Quand l’ardent désir de cette vie heureuse et douce qui me fuit et pour laquelle j’étais né vient enflammer mon imagination, c’est toujours au pays de Vaud, près du lac, dans des campagnes charmantes, qu’elle se fixe. Il me faut absolument un verger au bord de ce lac et non pas d’un autre ; il me faut un ami sûr, une femme aimable, une vache et un petit bateau. Je ne jouirai d’un bonheur parfait sur la terre que quand j’aurai tout cela. Je ris de la simplicité avec laquelle je suis allé plusieurs fois dans ce pays-là uniquement pour y chercher ce bonheur imaginaire. J’étais toujours surpris d’y trouver des habitants, surtout les femmes, d’un tout autre caractère que celui que j’y cherchais. Combien cela me semblait disparate ! Le pays et le peuple dont il est couvert ne m’ont jamais paru faits l’un pour l’autre.

    Dans ce voyage de Vevey, je me livrais, en suivant ce beau rivage, à la plus douce mélancolie. Mon cœur s’élançait avec ardeur à mille félicités innocentes : je m’attendrissais, je soupirais, et pleurais comme un enfant. Combien de fois, m’arrêtant pour pleurer à mon aise, assis sur une grosse pierre,  je me suis amusé à voir tomber mes larmes dans l’eau !

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    L’exaltation du voyage

    La chose que je regrette le plus dans les détails de ma vie dont j’ai perdu la mémoire est de n’avoir pas fait des journaux de mes voyages. Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans ceux que j’ai fait seul et à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées ; je ne puis presque penser quand je reste en place ; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La vue de la campagne, la succession des aspects agréables, le grand air, le grand appétit, la bonne santé que je gagne en marchant, la liberté du cabaret, l’éloignement de tout ce qui me fait sentir ma dépendance, de tout ce qui me rappelle à ma situation, tout cela dégage mon âme, me donne une plus grande audace de penser, me jette en quelque sorte dans l’immensité des êtres pour les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré, sans gêne et sans crainte. Je dispose en maître de la nature entière ; mon cœur, errant d’objet en objet, s’unit, s’identifie à ceux qui le flattent, s’entoure d’images charmantes, s’enivre de sentiments délicieux. Si pour les fixer je m’amuse à les décrire en moi-même, quelle vigueur de pinceau, quelle fraîcheur de coloris, quelle énergie d’expression je leur donne ! On a, dit-on, trouvé de tout cela dans mes ouvrages, quoique écrits vers le déclin de mes ans. Oh ! si l’on eût vu ceux de ma première jeunesse, ceux que j’ai faits durant mes voyages, ceux que j’ai composés et que je n’ai jamais écrits… (…)

    La vie ambulante est celle qu’il me faut. Faire route à pied par un beau temps, dans un beau pays, sans être pressé, et avoir pour terme de ma course un objet agréable : voilà de toutes les manières de vivre celle qui est la plus de mon goût.

 

    Déterminante jeunesse

    Ces longs détails de ma première jeunesse auront paru bien puérils, et j’en suis fâché : quoique né homme à certains égards, j’ai été longtemps enfant, et je le suis encore à beaucoup d’autres. Je n’ai pas promis d’offrir au public un grand personnage ; j’ai promis de me peindre tel que je suis ; et, pour me connaître dans mon âge avancé, il faut m’avoir bien connu dans ma jeunesse. Comme en général les objets font moins d’impression sur moi que leurs souvenirs, et que toutes mes idées sont en images, les premiers traits qui se sont gravés dans ma tête y sont demeurés, et ceux qui s’y sont empreints dans la suite se sont plutôt combinés avec eux qu’ils ne les ont effacés. Il y a une certaine succession d’affections et d’idées qui modifient celles qui les suivent, et qu’il faut connaître pour en bien juger. Je m’applique à bien développer partout les premières causes pour faire sentir l’enchaînement des effets.   

 

    Pensée vagabonde                   Jean-Jacques Rousseau : Les Confessions 2