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Musset : La Confession d’un enfant du siècle

                                                 

Extraits (morceaux choisis)

      On dit que, lorsqu’on rencontre un chien furieux, si l’on a le courage de marcher gravement, sans se retourner, et d’une manière régulière, le chien se contente de vous suivre pendant un certain temps, en grommelant entre ses dents ; tandis que, si on laisse échapper un geste de terreur, si on fait un pas trop vite, il se jette sur vous et vous dévore ; car une fois la première morsure faite, il n’y a plus moyen de lui échapper.

 

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      Raison et passion

      Il est certain qu’il y a dans l’homme deux puissances occultes qui combattent jusqu’à la mort ; l’une clairvoyante et froide, s’attache à la réalité, la calcule, la pèse, et juge le passé ; l’autre a soif de l’avenir et s’élance vers l’inconnu. Quand la passion emporte l’homme, la raison le suit en pleurant et en l’avertissant du danger ; mais dès que l’homme s’est arrêté à la voix de la raison, dès qu’il s’est dit : C’est vrai je suis un fou ; où allais-je ? la passion lui crie : Et moi, je vais donc mourir ?

 

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      Perte de la foi, désespérance et avenir incertain

      Ce fut comme une dénégation de toutes choses du ciel et de la terre, qu’on peut nommer désenchantement, ou si l’on veut, désespérance, comme si l’humanité en léthargie avait été crue morte par ceux qui lui tâtaient le pouls. De même que ce soldat à qui l’on demanda jadis : À quoi crois-tu ? et qui le premier répondit : À moi ; ainsi la jeunesse de France, entendant cette question, répondit la première : À rien.
      Dès lors il se forma comme deux camps : d’une part les esprits exaltés, souffrants, toutes les âmes expansives qui ont besoin de l’infini, plièrent la tête en pleurant ; ils s’enveloppèrent de rêves maladifs, et l’on ne vit plus que de frêles roseaux sur un océan d’amertume. D’une autre part, les hommes de chair restèrent debout, inflexibles, au milieu des jouissances positives, et il ne leur prit d’autre souci que de compter l’argent qu’ils avaient. Ce ne fut qu’un sanglot et un éclat de rire, l’un venant de l’âme, et l’autre du corps.

      Mais si le pauvre, ayant bien compris une fois que les prêtres le trompent, que les riches le dérobent, que tous les hommes ont les mêmes droits, que tous les biens sont de ce monde, et que sa misère est impie ; si le pauvre, croyant à lui et à ses deux bras pour toute croyance, s’est dit un beau jour : Guerre au riche ! à moi aussi la jouissance ici-bas, puisqu’il n’y en a pas d’autre ! à moi la terre, puisque le ciel est vide ! à moi et à tous, puisque tous sont égaux ! ô raisonneurs sublimes qui l’avez mené là, que lui direz-vous s’il est vaincu ?
      Sans doute que vous êtes des philanthropes, sans doute vous avez raison pour l’avenir, et le jour viendra où vous serez bénis ; mais pas encore, en vérité, nous ne pouvons pas vous bénir. Lorsque autrefois l’oppresseur disait : À moi la terre ! — À moi le ciel, répondait l’opprimé. À présent que répondra-t-il ?
      Toute la maladie du siècle présent vient de deux causes : le peuple qui a passé par 93 et par 1814 porte au cœur deux blessures
[la Terreur rouge et la débâcle impériale]. Tout ce qui était n’est plus ; tout ce qui sera n’est pas encore. Ne cherchez pas ailleurs le secret de nos maux.

      Et puis, il est doux de se croire malheureux, lorsqu’on n’est que vide et ennuyé.

 

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      Amour et mensonge

      Je ne concevais pas qu’on pût mentir en amour ; j’étais un enfant alors, et j’avoue qu’à présent je ne le comprends pas encore. Toutes les fois que je suis devenu amoureux d’une femme, je le lui ai dit, et toutes les fois que j’ai cessé d’aimer une femme, je le lui ai dit de même, avec la même sincérité, ayant toujours pensé que, sur ces sortes de choses, nous ne pouvons rien par notre volonté et qu’il n’y a de crime qu’au mensonge.

 

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      Mal et remède

      La société, qui fait tant de mal, ressemble à ce serpent des Indes dont la maison est la feuille d’une plante qui guérit sa morsure. Elle présente presque toujours le remède à côté de la souffrance qu’elle a causée. Par exemple, un homme qui a son existence réglée, les affaires au lever, les visites à telle heure, le travail à telle autre, l’amour à telle autre, peut perdre sans danger sa maîtresse. Ses occupations et ses pensées sont comme ces soldats impassibles, rangés à la bataille sur une même ligne ; un coup de feu en emporte un, les voisins se resserrent, et il n’y paraît pas.

 

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      Spleen

      C’était par une de ces sombres soirées où le vent qui siffle ressemble aux plaintes d’un mourant ; une pluie aiguë fouettait les vitres, laissant par intervalles un silence de mort. Toute la nature souffre par ces temps : les arbres s’agitent avec douleur ou courbent tristement la tête ; les oiseaux des champs se serrent dans les buissons ; les rues des cités sont vides. Ma blessure me faisait souffrir. La veille encore, j’avais une maîtresse et un ami : ma maîtresse m’avait trahi, mon ami m’avait étendu dans un lit de douleur.

 

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      De la perfection

      La perfection n’existe pas ; le comprendre est le triomphe de l’intelligence humaine ; la désirer pour la posséder est la plus dangereuse des folies. Ouvrez votre fenêtre, Octave ; ne voyez-vous pas l’infini ? ne sentez-vous pas que le ciel est sans bornes ? votre raison ne vous le dit-elle pas ? Cependant concevez-vous l’infini ? vous faites-vous quelque idée d’une chose sans fin, vous qui êtes né d’hier et qui mourrez demain ? Ce spectacle de l’immensité a, dans tous les pays du monde, produit les plus grandes démences. Les religions viennent de là ; c’est pour posséder l’infini que Caton s’est coupé la gorge, que les chrétiens se jetaient au lion, que les huguenots se jetaient aux catholiques ; tous les peuples de la terre ont étendu les bras vers cet espace immense, et ont voulu le presser sur leur poitrine. L’insensé veut posséder le ciel ; le sage l’admire, s’agenouille, et ne désire pas.
      La perfection, ami, n’est pas plus faite pour nous que l’immensité. Il faut ne la chercher en rien, ne la demander à rien, ni à l’amour, ni à la beauté, ni au bonheur, ni à la vertu ; mais il faut l’aimer, pour être vertueux, beau et heureux, autant que l’homme peut l’être.

 

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      Rendre service ...

      Il ne manque pas dans le monde de gens pareils, qui prennent à cœur de vous rendre service et qui vous jetteraient sans remords le plus lourd pavé pour écraser la mouche qui vous pique. Ils ne s’inquiètent que de vous empêcher de mal faire, c’est-à-dire qu’ils n’ont point de repos qu’ils ne vous aient rendu semblable à eux. Arrivés à ce but, n’importe par quel moyen, ils se frottent les mains, et l’idée ne leur viendrait pas que vous puissiez être tombé de mal en pis ; tout cela de bonne amitié.

 

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      Mélancolique fluctuation des sentiments

      Dégoûté de la vie que je menais, je ne voulais pourtant pas en changer ; 
                «Semblable au malade qui ne trouve pas de repos dans son lit,
                 mais qui, en se retournant, secoue ses souffrances», Dante.
      Ainsi je tourmentais mon esprit pour lui donner le change, et je tombais dans tous les travers pour sortir de moi-même.
      Mais tandis que ma vanité s’occupait ainsi, mon cœur souffrait, en sorte qu’il y avait presque constamment en moi un homme qui riait et un autre qui pleurait. C’était comme un contre-coup perpétuel de ma tête à mon cœur. Mes propres railleries me faisaient quelquefois une peine extrême, et mes chagrins les plus profonds me donnaient envie d’éclater de rire. (...)
      Il ne faut pourtant pas dire que dans tout ce désordre il n’y eût pas de bons moments. Les compagnons de Desgenais étaient des jeunes gens de distinction ; bon nombre étaient artistes. Nous passions quelquefois ensemble des soirées délicieuses, sous prétexte de faire les libertins. L’un d’eux était alors épris d’une belle cantatrice qui nous charmait par sa voix fraîche et mélancolique. Que de fois nous sommes restés, assis en cercle, à l’écouter, tandis que la table était dressée ! Que de fois l’un de nous, au moment où les flacons se débouchaient, tenait à la main un volume de Lamartine et lisait d’une voix émue ! Il fallait voir alors comme toute autre pensée disparaissait ! Les heures s’envolaient pendant ce temps-là ; et quand nous nous mettions à table, les singuliers libertins que nous faisions ! Nous ne disions mot, et nous avions des larmes dans les yeux.
      Desgenais surtout, le plus froid et le plus sec des hommes à l’habitude, était incroyable ces jours-là. Il se livrait à des sentiments si extraordinaires, qu’on eût dit un poète en délire. Mais, après ces expansions, il arrivait qu’il se sentait pris d’une joie furieuse. Il brisait tout dès que le vin l’avait échauffé ; le génie de la destruction lui sortait tout armé de la tête, et je l’ai vu quelquefois, au milieu de ses folies, lancer une chaise dans une fenêtre fermée avec un vacarme à faire sauver. (...)
      On ne savait, lorsqu’il agissait, si c’était le désespoir d’un malade ou la lubie d’un enfant gâté.

 

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      Mélusine, la femme-serpent

      Je tenais dans mes bras une superbe danseuse d’un théâtre d’Italie, venue à Paris pour le Carnaval ; elle était en costume de Bacchante, avec une robe de peau de panthère. Jamais je n’ai rien vu de si languissant que cette créature. Elle était grande et mince, et, tout en valsant avec une rapidité extrême, elle avait l’air de se traîner ; à la voir, on eût dit qu’elle devait fatiguer son valseur ; mais on ne la sentait pas, elle courait comme par enchantement.
      Sur son sein était un bouquet énorme, dont les parfums m’enivraient malgré moi. Au moindre mouvement de mon bras, je la sentais plier comme une liane des Indes, pleine d’une mollesse si douce et si sympathique, qu’elle m’entourait comme d’un voile de soie embaumée. À chaque tour on entendait à peine un léger froissement de son collier sur sa ceinture de métal ; elle se mouvait si divinement que je croyais voir un bel astre, et tout cela avec un sourire, comme une fée qui va s’envoler. La musique de la valse, tendre et voluptueuse, avait l’air de lui sortir des lèvres, tandis que sa tête, chargée d’une forêt de cheveux noirs tressés en nattes, penchait en arrière, comme si son cou eût été trop faible pour la porter.
      Lorsque la valse fut finie, je me jetai sur une chaise au fond d’un boudoir ; mon cœur battait, j’étais hors de moi. « Ô Dieu ! m’écriai-je, comment cela est-il possible ? Ô monstre superbe ! ô beau reptile, comme tu enlaces ! comme tu ondoies, douce couleuvre, avec ta peau souple et tachetée ! comme ton cousin le serpent t’a appris à te rouler autour de l’arbre de la vie, avec la pomme dans les lèvres ! Ô Mélusine ! ô Mélusine ! les cœurs des hommes sont à toi. Tu le sais bien, enchanteresse, avec ta moelleuse langueur qui n’a pas l’air de s’en douter. Tu sais bien que tu perds, tu sais bien que tu noies ; tu sais qu’on va souffrir lorsqu’on t’aura touchée ; tu sais qu’on meurt de tes sourires, du parfum de tes fleurs, du contact de tes voluptés ; voilà pourquoi ton sourire est si doux, tes fleurs si fraîches ; voilà pourquoi tu poses si doucement ton bras sur nos épaules. Ô Dieu ! ô Dieu ! que veux-tu donc de nous ? »


     (La femme-serpent est de nature ambivalente, c’est pourquoi elle est particulièrement troublante : symbolique, en une même créature, de la pomme et du serpent.)

 

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      S’entendre vivre

      Les battements du sang dans les artères sont une étrange horloge qu’on ne sent vibrer que la nuit. L’homme, abandonné alors par les objets extérieurs, retombe sur lui-même ; il s’entend vivre.

 

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      Le mystère de l’amour

      Il n’en faut pas douter, l’amour est un mystère inexplicable. De quelques chaînes, de quelques misères, et je dirai même de quelques dégoûts que le monde l’ait entouré, tout enseveli qu’il y est sous une montagne de préjugés qui le dénaturent et le dépravent, à travers toutes les ordures dans lesquelles on le traîne, l’amour, le vivace et fatal amour n’en est pas moins une loi céleste aussi puissante et aussi incompréhensible que celle qui suspend le soleil dans les cieux. 
Qu’est-ce que c’est, je vous le demande, qu’un lien plus dur, plus solide que le fer, et qu’on ne peut ni voir ni toucher ? 
Qu’est-ce que c’est que de rencontrer une femme, de la regarder, de lui dire un mot, et de ne plus jamais l’oublier ? Pourquoi celle-là plutôt qu’une autre ? Invoquez la raison, l’habitude, les sens, la tête, le cœur, et expliquez, si vous le pouvez. Vous ne trouverez que deux corps, un là, l’autre ici, et entre eux, quoi ? l’air, l’espace, l’immensité. Ô insensés qui vous croyez des hommes et qui osez raisonner de l’amour, l’avez-vous vu, pour en parler ? Non, vous l’avez senti. Vous avez échangé un regard avec un être inconnu qui passait, et tout à coup il s’est envolé de vous je ne sais quoi qui n’a pas de nom. Vous avez pris racine en terre, comme le grain caché dans l’herbe qui sent que la vie le soulève, et qu’il va devenir une moisson.

 

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      La pire des maladies

      Triste ou gai, comme vient le temps, qu’importe à celui qui est seul ? (...)
      Toutes les sensations du dehors me causaient une fatigue insupportable, tous les objets connus et habituels me rebutaient et m’ennuyaient ; si je parlais, c’était pour tourner en ridicule ce que disaient les autres, ou ce que je pensais moi-même. (...)
       La patience que Brigitte opposait à ces égarements ne faisait cependant qu’exciter ma gaîté sinistre. Étrange chose que l’homme qui souffre veuille faire souffrir ce qu’il aime ! Qu’on ait si peu d’empire sur soi, n’est-ce pas la pire des maladies ? Qu’y a-t-il de plus cruel pour une femme que de voir un homme qui sort de ses bras tourner en dérision, par une bizarrerie sans excuse, ce que les nuits heureuses ont de plus sacré et de plus mystérieux ? Elle ne me fuyait pourtant pas ; elle restait auprès de moi, courbée sur sa tapisserie, tandis que, dans mon humeur féroce, j’insultais ainsi à l’amour, et laissais grommeler ma démence sur une bouche humide de ses baisers.

 

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      Projets de bonheur, vous êtes peut-être le seul bonheur véritable ici-bas !
                                                  (Plus pessimiste, tu meurs !)

 

          Pensée vagabonde                     Musset : La Confession.pdf