David Foenkinos : La délicatesse

 

Extraits ( Bribes d’humour )

De l’astrologie

CHLOÉ : C’est vrai... vous êtes jeune, vous êtes belle... et regardez cet homme là-bas, il n’arrête pas de vous regarder depuis que nous sommes entrées dans le bar.

Nathalie tourne le tête et croise le regard de l’homme qui la regarde.

CHLOÉ : Il est vraiment pas mal, je trouve. À mon avis, c’est un Scorpion. Et comme vous êtes Poisson, c’est idéal.
NATHALIE : Je l’ai à peine vu, et vous faites déjà des prévisions ?
CHLOÉ : Ah, mais c’est important l’astrologie. C’est la clé du problème avec mon copain.
NATHALIE : Alors, il n’y a rien à faire ? Il ne pourra pas changer de signe.
CHLOÉ : Non, il sera toujours Taureau cet idiot.

Plan sur le visage sans expression de Nathalie.

 

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Alice

Au bout de trois ans de solitude urbaine, désespérant de trouver l’amour, il décida de prendre part à une séance de speed dating. Ainsi, il allait rencontrer sept femmes avec qui il pourrait discuter pendant sept minutes. Temps infiniment court pour quelqu’un comme lui : il était persuadé qu’il lui faudrait au minimum un siècle pour convaincre un échantillon du sexe opposé de le suivre dans le chemin étroit de sa vie. Pourtant, il se passa quelque chose d’étrange ; dès la première rencontre, il eut le sentiment d’une tonalité réciproque. La fille s’appelait Alice(1) et travaillait dans une pharmacie(2) où elle animait parfois des ateliers beauté(3). À vrai dire, ce fut assez simple : la situation les gênait tellement tous les deux que ça leur permit de se détendre. Leur rencontre fut donc d’une parfaite simplicité, et après l’enchaînement des rendez-vous, ils se retrouvèrent pour étirer les sept minutes. Qui devinrent des jours, puis des mois.

1. C’est étrange de s’appeler Alice et de se retrouver dans ce type de soirées pour rencontrer un homme. En général, les Alice rencontrent facilement des hommes.
2. C’est étrange de s’appeler Alice et de travailler dans une pharmacie. En général, les Alice travaillent dans des librairies ou des agences de voyages.
3. À ce stade, on peut s’interroger : s’appelait-elle vraiment Alice ?

 

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Du hasard

Le lendemain matin, en arrivant au bureau, Nathalie croisa Chloé. Avouons-le tout de suite, cette dernière était également une adepte du faux hasard. Il lui arrivait ainsi de faire des allers-retours dans les couloirs juste pour croiser sa responsable(1).

1. On peut finalement se demander si le hasard existe vraiment ? Peut-être que toutes les personnes que l’on croise marchent dans notre périmètre avec l’espoir incessant de nous rencontrer ? En y repensant, c’est vrai qu’elles paraissent souvent essoufflées.

 

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    Derrière la tête

Face à cette femme, il était un train qui déraille. Il ne comprenait pas pourquoi elle lui faisait un tel effet. Bien sûr qu’elle était belle, bien sûr elle avait une façon d’être qu’il trouvait sublime, mais tout de même : était-ce suffisant ? Il était un homme de pouvoir, et parfois des secrétaires rousses gloussaient sur son passage. Il aurait pu avoir des femmes, il aurait pu passer des cinq-à-sept dans des cinq étoiles. Alors quoi ? Il n’y avait rien à dire. Il était soumis à la tyrannie de sa première impression. Cela ne pouvait être que ça. Cet instant où il avait vu son visage sur son CV, où il avait dit : je veux mener l’entretien avec elle. Elle était alors apparue, jeune mariée, pâle et hésitante, et quelques secondes plus tard, il lui avait proposé des Krisprolls. Peut-être qu’il était tombé amoureux d’une photo ? Que rien n’est plus épuisant que de vivre sous le diktat sensuel d’une beauté figée. Il continuait à l’observer. Elle ne voulait pas s’asseoir. Elle marchait, touchait les objets, souriait d’un rien : une incarnation violente de la féminité. Finalement, elle contourna son bureau et se plaça derrière lui :
«Qu’est... qu’est-ce que tu fais ?
— Je regarde ta tête.
— Mais pourquoi ?
— Je regarde derrière ta tête. Car je sens que tu as une idée derrière la tête.»

 

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    Être zen

Charles se sentait usé et fatigué. Il en avait marre de la Suède et des Suédois. De leur habitude stressante de toujours tenter d’être calmes. De ne jamais crier au téléphone. Cette façon d’être zen, et de proposer aux employés des massages. Tout ce bien-être commençait à lui taper sur les nerfs. L’hystérie méditerranéenne lui manquait (...)

 

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    L’employé modèle

Plus radicale que la mutation, il voyait une autre solution : le virer. Il devait forcément avoir commis une faute professionnelle. Tout le monde fait des erreurs. Mais bon, lui n’était pas tout le monde. La preuve, il sortait avec Nathalie. C’était peut-être un employé exemplaire, un de ceux qui fond des heures supplémentaires avec le sourire, un de ceux qui ne demandent jamais d’augmentation : un des pires quoi. Ce génie n’était peut-être même pas syndiqué.

 

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    Le génie et l’égoïste de la veste

«(...) Vous êtes un génie, vraiment. Il y a eu Marx, il y a eu Einstein, et maintenant il y a vous.»
Markus ne trouva pas de repartie à cette sortie légèrement excessive. (...)

«J’ai décidé de tout faire comme vous.
— Tout faire comme moi ?
— Oui, un peu comme avec un mentor.
— Vous savez, il n’y a pas grand-chose à faire pour être comme moi.
— Je ne suis pas d’accord. Par exemple, votre veste. Je crois que ça serait bien si j’avais la même. Je devrais m’habiller comme vous. Vous avez un style unique. Tout est réfléchi ; ça se voit que vous ne laissez rien au hasard. Et ça compte pour les femmes. Hein que ça compte, hein ?
— Euh oui, je ne sais pas. Je peux vous la prêter si vous voulez.
— Voilà ! C’est tout vous ça : la gentillesse incarnée. Je dis que j’aime votre veste, et dans la seconde, vous proposez de me la prêter. C’est si beau. Je me rends compte que je n’ai pas assez prêté mes vestes. Toute ma vie, j’ai été un immense égoïste de la veste.»


                                                                             (Illustrations : peintures murales Guadeloupe)

 

 Pensée vagabonde

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