Au fil de lectures 1

 

EXTRAITS de mes JOURNAUX DE VOYAGE

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    Quand tu dors

    J’ai relu Histoires de Jacques Prévert, dont j’ai trouvé le livre à l’étal d’un marchand de rue. Bien que Prévert ne fasse pas partie de mes auteurs préférés, j’aime cependant quelques-uns de ses poèmes. Dans ce recueil, parmi la dizaine de textes qui me plaisent, voici celui que j’apprécie le plus :


            Toi tu dors la nuit
            moi j’ai de l’insomnie
            je te vois dormir
            ça me fait souffrir

            Tes yeux fermés ton grand corps allongé
            c’est drôle mais ça me fait pleurer
            et soudain voilà que tu ris
            tu ris aux éclats en dormant
            où donc es-tu en ce moment
            où donc es-tu parti vraiment
            peut-être avec une autre femme
            très loin dans un autre pays
            et qu’avec elle c’est de moi que tu ris

                (...)

            Lorsque tu dors je ne sais pas si tu m’aimes
            t’es tout près mais si loin quand même
            je suis toute nue serrée contre toi
            mais c’est comme si j’étais pas là
            j’entends pourtant ton cœur qui bat
            je ne sais pas s’il bat pour moi
            je ne sais rien je ne sais plus
            je voudrais qu’il ne batte plus ton cœur
            si jamais un jour tu ne m’aimais plus

            Toi tu rêves la nuit
            moi j’ai de l’insomnie
            je te vois rêver
            ça me fait pleurer

            Toutes les nuits je pleure toute la nuit
            et toi tu rêves et tu souris
            mais cela ne peut plus durer
            une nuit sûrement je te tuerai
            tes rêves alors seront finis
            et comme je me tuerai aussi
            finie aussi mon insomnie
            nos deux cadavres réunis
            dormiront ensemble dans notre grand lit

                (...)

            Voilà le jour et soudain tu t’éveilles
            et c’est à moi que tu souris
            tu souris avec le soleil
            et je ne pense plus à la nuit
            tu dis les mots toujours pareils
            «As-tu passé une bonne nuit»
            et je réponds comme la veille
            «Oui mon chéri j’ai bien dormi
            et j’ai rêvé de toi comme chaque nuit».

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    Fleuve profond, sombre rivière
 
    Je termine la lecture de Fleuve profond, sombre rivière un livre de Marguerite Yourcenar, une anthologie de “Negro Spirituals” qu’elle a traduits. En guise de longue introduction elle y présente un brillant et synthétique essai sur l’esclavage des Noirs (avec Marguerite Yourcenar on ne fait plus joujou, on est dans la cour des Grands).


    Vantardise

... J’irai chez la patronne, j’ prendrai la pierre d’une meule.
J’irai chez la patronne ; la patronne est toute seule.
Elle est encore couchée, et je lui casserai la gueule...

La grenouille est assise sur les rails du chemin d’ fer ;
La grenouille est assise ; et n’ sait pas c’ qu’elle va faire ;
Mais voilà l’ train qu’arrive et la cogne par derrière.

J’irai dans la forêt chasser un écureuil ;
Avec mon écureuil, Bessie m’ f’ra bon accueil.
L’écureuil sur la branche i’ m’ regarde du coin de l’œil.

Moi, j’ crie à ma Bessie : «Bessie, cuis mon fricot,
J’ai tiré l’écureuil, cuis-moi mes haricots.»
Les haricots sont cuits ; l’écureuil court là-haut.

                                                               Negro Spiritual


    Chanson de la vache crevée

    Oh, tourne autour
        D’ la vache crevée !
    Oh, saute dessus
        La vache crevée !
    Faut êt’ ben sûr
        Qu’alle a crevé !
    Arrache-lui l’œil,
        Ça, c’est le meilleur !
    J’ suis ben content
        Qu’all’ soit crevée !
    Tire-lui les tripes
        Pour not’ dîner !
    On va bouffer
        De la bonne viande !
    D’ la vache, i’ n’en reste presque pu !
        V’ là les chiens !
        Chassez-les !
    Ah! Ah! J’ai l’ ventre plein !
    J’ vas dire à chacun qu’ la vache
    A crevé dans l’ champ d’ maïs,
    Tout là-bas, dans l’ champ d’ maïs...

                                                               Negro Spiritual

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    Paris en ruines ...
 
    Après les livres de Prévert, de Yourcenar et Alcools (recueil de poèmes) d’Apollinaire, je viens de dénicher, toujours dans l’étal d’un vendeur de rue, un livre qui a une soixantaine d’années. C’est un exemplaire de la première publication du roman, Les Grands moyens, de Roger Ikor — et j’en serai le premier lecteur (les pages ne sont pas encore découpées). Il n’a plus de couverture et le papier a jauni, mais l’encrage du texte est resté aussi net — disons que c’est l’essentiel. Je lui ai refait une couverture  — il mérite bien ça !
 

    (Safi puis El Jadida.) J’ai été bien inspiré de quitter l’hôtel de Paris. Paris, bombardé, n’est plus qu’un vaste champ de ruines, les survivants se terrent dans des galeries souterraines (ainsi commence le roman de Roger Ikor). Pour l’instant à l’hôtel Bruxelles tout va bien. Mais pour combien de temps encore ? Bien que dans les conflits la Belgique (qui n’a pas d’armée) revendique une position de neutralité, je reste tout de même inquiet. Bruxelles, ce n’est pas loin de Paris. Il y a bien l’hôtel Bordeaux, mais ça ne vaut pas mieux, l’hôtel de Nice qui est un peu plus loin... Et si j’allais au Maroc ?

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    Détours par l’Égypte et Paris, via le Liban

    (Les livres sont autant de voyages dans le voyage.)
 
    Après L’autre (dont Bernard Giraudeau a réalisé un beau film) j’ai lu Le sixième jour et L’enfant multiple d’Andrée Chedid. Son style est particulièrement concis, quelques mots lui suffisent pour nous immerger dans son histoire, faire le portrait et cerner la psychologie d’un personnage. Ses livres ne font guère plus d’une centaine de pages et chacun des chapitres, de deux à cinq pages seulement. C’est commode pour une lecture de voyage. Avec quelques invraisemblances, pétris d’humanisme et de bons sentiments, ses romans s’apparentent plus à des contes — et la poésie n’est jamais loin :

    «Il y a des soirs (...) des soirs où la chance est un si tendre vieillard qu’on peut s’asseoir sur ses genoux et éplucher sa barbe... Des soirs où on peut faire signe à un morceau du ciel de descendre pour qu’il nous prenne à son bord...»

 

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    Le voyage selon Bernard Giraudeau

    Lisant Les dames de nage de Bernard Giraudeau, les deux courts textes, l’un en guise de prologue, l’autre en guise d’épilogue, me semblent bien exprimer la sensibilité et l’état d’esprit de l’auteur.


    «Je peux voir la canopée comme des vagues immobiles auxquelles seul le vent de la montagne donne une vie de mer sombre. Il traîne des brumes alanguies que le soleil levant finit toujours par enflammer. Au-delà il y a un grand fleuve et bien au-delà la mer, la vraie, l’infinie, qui se dessine parfois comme un trait de lumière pour souligner l’indéfini du ciel. J’aime cet endroit comme une escale de paix. Je suis un égaré ayant décidé de se poser, de rester là dans chaque instant des souffles. J’écoute l’oiseau, un chant sur la page de silence. À la fin du jour il y a celui des voix de la vallée, isolées comme des notes échappées. J’apprends l’attente, celle de l’instant, celle de la pluie, des jours à venir, de la nuit, de la première étoile, celle du feu pour les repas et pour réchauffer les soirs. J’attends sans impatience, en vivant l’instant comme une éternité. (...)»

 

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    «Attraper le bonheur, c’est vouloir retenir un papillon dans sa main ou le prendre avec un filet, disait la vieille Hélène du marais qui glissait sur les eaux noires avec le temps. Tu précipites ton filet sur lui et il s’abîme, c’est un bonheur gâché. Si c’est un bonheur agile, on ne peut le faire prisonnier et l’on court sans fin, c’est une agitation inutile, le bonheur est parti. Parfois, il se laisse prendre sans dommage, il ne s’est pas débattu et il reste bien sage, un peu frileux sous le filet. C’est un bonheur fragile, fatigué, malade peut-être. Si tu attrapes un beau bonheur, un papillon rare, sans l’abîmer, si tu le prends dans ta paume et que tu la refermes pour l’emprisonner, il ne reste que de la poussière de bonheur sur tes doigts, si tu le piques sur un bois il meurt. Il faut être comme l’arbre à papillons, prêt à accueillir le bonheur, et tu verras, il viendra sur ton épaule. C’est un jour de grande fatigue, en fermant les yeux, que je l’ai vu.
    Je vais pouvoir achever l’unique vrai film de ma vie avec les images que je n’ai jamais tournées.
    Maintenant je suis prêt, je peux écrire au monde et je sais quoi lui dire.»

 

    Depuis son plus jeune âge Bernard Giraudeau aimait le voyage — il en avait besoin. J’éprouve un semblable engouement.
Il appréciait tout particulièrement «le silence minéral et la langueur de l’eau» (son film Les caprices d’un fleuve, tourné sur les rives du fleuve Sénégal) ; il se méfiait de la routine et du confort.

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    Il y a une dizaine d’années il confiait :
    «Je suis né dans un milieu modeste et sans culture ; le voyage a été ma seule école, la fuite est devenue ma psychanalyse, la seule manière d’entrer en moi-même et d’y être bien.»

 

 

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